LA LOI ET LA CONSCIENCE DANS L’OFFICE DU JUGE

« Les hommes ont une foi ardente dans l’existence de la justice,
et leur cœur ne se résignera jamais à un divorce entre ce qui est juste et ce qui est juridique ».

ROUBIER (P), Théorie générale du droit, Sirey, Paris, 1951, n° 24.

1. L’article 37 al. 2 de la Constitution de la République du Cameroun dispose: « Les magistrats du siège ne relèvent dans leurs fonctions juridictionnelles que de la loi et de leur conscience » . Une telle disposition n’est pas courante dans les textes constitutionnels et constitue, dès lors, une innovation forte en droit constitutionnel camerounais. Il faut observer qu’elle vient immédiatement après celle qui consacre le pouvoir judiciaire dans le système institutionnel camerounais et affirme son indépendance vis-à-vis des pouvoirs exécutif et législatif. Il est donc désormais de règle constitutionnelle que la loi et la conscience sont les seules bornes de l’office du juge . Comment ne pas s’étonner que le magistrat du siège soit ainsi soumis, dans l’exercice de la fonction de juger , tant à la loi qui est une donnée de nature objective en ce qu’elle est une norme extérieure aux parties et au juge lui-même, qu’à sa propre conscience, c’est-à-dire à une donnée de nature subjective en ce qu’elle procède de son for intérieur ! Un tel constat amène alors à s’interroger sur l’objectif réel poursuivi par le constituant camerounais en plaçant l’activité juridictionnelle sous l’empire de la loi et de la conscience du juge. On peut, a priori, formuler l’hypothèse qu’il s’agit, au-delà du souci évident de renforcer l’indépendance des magistrats du siège , de rappeler que l’administration de la justice implique nécessairement le respect et l’application de la loi en conscience par le juge.

2. Mais qu’est-ce qu’un juge ? C’est la question que pose le professeur Georges Wiederkehr dans une étude bien inspirée . Il observe que le critère de l’accomplissement d’actes juridictionnels n’est pas suffisant pour définir le juge. En outre, relève-t-il, « dire qu’est juge celui qui juge » ne permet pas non plus à cerner la notion. Finalement, ce qui fait le juge selon lui, ce n’est pas seulement qu’il soit celui qui juge un litige, seul ou en collégialité, c’est surtout qu’il décide « selon les lois » et fixe le droit. En effet, écrit-il, « c’est au juge, et à lui seul qu’il appartient de dire quel est pour une situation donnée et concrète le droit. Les autres qui sont appelés à trancher des conflits doivent, certes, le faire en fonction du droit, mais le juge seul, a pouvoir de fixer ce droit » . On comprend dès lors pourquoi les magistrats du parquet ne sont pas des juges puisqu’ils ne « décident pas », ou encore que les missions assumées par le juge ne relèvent pas toutes de la fonction de juger et qu’enfin, tous les actes émanant du juge ne sont pas des actes juridictionnels au sens technique du terme . Par ailleurs, c’est le pouvoir de trancher des litiges conformément au droit et de fixer le droit qui permet de distinguer la fonction juridictionnelle de la fonction administrative . C’est dire que la fonction de juger n’est pas une fonction sociale comme les autres .

3. Il en est d’abord ainsi parce qu’elle consiste dans l’exercice d’un pouvoir énorme qui consiste à trancher les litiges entre les parties. C’est la jurisdictio, c’est-à-dire « le pouvoir qui appartient au juge, saisi d’une contestation qui s’élève sur un cas concret, d’y mettre un terme en constatant le droit qui est applicable à la situation litigieuse et en ordonnant les mesures propres à en assurer le respect » .
Il en est ensuite ainsi parce que l’acte de juger exige, pour son accomplissement harmonieux, un véritable art. Comme le déclarait le Premier Président de la Cour suprême du Cameroun, « l’analyste se rend (…) compte que l’art de juger est une opération complexe, au fur à mesure qu’il se pose des questions sur la réalisation du chantier existentiel du juge, sur le cheminement de sa pensée, sur ses atermoiements depuis le premier contact avec le « dossier », sur ses trébuchements, ses discussions de plusieurs heures sinon de plusieurs jours avec son for intérieur (…) jusqu’à la phase de la rédaction de la décision » .
Il en est enfin ainsi parce que le juge, comme Saint Thomas d’Aquin l’a rappelé, est une duplex persona, personne publique et personne privée . C’est que, si le juge est d’abord une personne publique dépositaire d’un pouvoir régalien qui s’exerce dans le cadre fixé par les lois, il n’en est pas moins une personne privée, c’est-à-dire un homme comme tous les autres semblables, avec ses convictions, ses sentiments, ses passions, ses croyances, etc. Cette double nature a pour conséquence que le juge est engagé dans l’instance comme une personne publique tenue d’appliquer la loi mais aussi comme une personne privée rendant justice en conscience. Il est évident que dans l’exercice de sa fonction juridictionnelle, le juge se trouve aux prises avec la loi et sa conscience. Cette réalité n’est pas propre à notre temps. Elle est une donnée constante de l’histoire judiciaire .
4. En effet, le débat relatif à la détermination de la place respective de la loi et de la conscience dans l’office du juge a traversé l’histoire et divisé les penseurs . Une chose est certaine : dans l’acte de juger, la loi et la conscience n’ont pas toujours eu ni la même place, ni le même rôle à travers les époques. Ainsi, aux temps bibliques, le juge était directement soumis à la loi de Dieu, qu’il devait connaître et appliquer sans faiblesse. Dans un système où le rôle du juge était simplement de dire la loi divine, la part laissée à la conscience « humaine » était nécessairement marginale ou résiduelle . En revanche, à Rome, la conscience du juge acquiert une importance certaine dans la fonction de juger, aussi bien dans le domaine des preuves que dans le domaine du droit « matériel ». Si le juge était chargé de dire le droit entre les parties, « il le disait en conscience, comme il l’avait « senti » au-dedans de lui » . Mais, au Bas-empire, l’institutionnalisation de la fonction judiciaire a eu pour conséquence de réduire la place de la conscience dans la mesure où les juges vont être soumis plus étroitement à l’obligation de statuer selon la loi. Au Moyen âge, l’administration de la justice deviendra une activité professionnelle obligeant les juges de « dire le droit selon la loi en vigueur ou la coutume en usage ». C’est une période qui sera marquée par le débat entre les canonistes pour lesquels « au dessus de la conscience professionnelle, il y a la conscience tout court -conscientia humana- qui reste la référence majeure » et les positivistes qui défendaient le « primat » de la loi par rapport à la conscience. Avec la Révolution de 1789, le juge deviendra simplement la « bouche de la loi » selon l’expression de Montesquieu . C’est qu’en tant qu’expression de la volonté générale, la loi est parfaite et les juges n’ont pour tâche que de l’appliquer aux cas concrets. Ce triomphe du « principe de la légalité » se traduira par le « reflux » du débat sur l’interférence de la conscience du juge dans l’exercice de sa fonction. L’époque actuelle, dominée par le positivisme juridique, a conservé cette orientation « sacralisante » de la loi. Que reste-il alors de la conscience dans l’office du juge et quelle est sa fonction réelle, au côté de la loi, dans l’administration de la justice? Cette double interrogation est au centre de cette réflexion. Pour y apporter des éléments de réponse, il convient au préalable de cerner cette notion ambivalente.

5. La conscience, selon son étymologie latine « cum sensere », signifie « sentir avec ». Il s’agit de cette disposition psychique de l’être humain qui lui permet « de se sentir exister, d’être présent au monde et à lui-même » . Toute conscience est donc avant tout conscience de soi mais aussi conscience d’autrui. Au fait, on distingue traditionnellement la conscience psychologique qui « se définit comme la connaissance que l’homme peut avoir de lui-même et du monde extérieur », et la conscience morale qui désigne « cette propriété particulière qu’a la conscience humaine de porter des jugements normatifs, fondés sur la distinction du bien et du mal» . En tant que personne, le juge possède cette double conscience. Mais, dans l’acte de juger, il est surtout confronté à sa conscience professionnelle (conscientia judicialis) et à sa conscience individuelle ou morale (conscientia humana). La conscience professionnelle est l’application à bien faire son travail ou comme le précise le Petit Larousse, le « soin avec lequel on exerce son métier ». C’est de cette conscience professionnelle dont le juge fait montre dans son activité juridictionnelle en se conformant à la loi et en respectant les règles de déontologie qui gouvernent son statut et qui constituent les « devoirs de son état » . Or, force est d’observer que ce n’est pas la conscience professionnelle qui est visée par l’article 37 al. 2 de la Constitution. Il s’agit plutôt de la conscience individuelle ou morale du juge, qui est, selon le doyen Gérard Cornu, cette voix intérieure qui, dans sa liberté, fait entendre un impératif autonome et dicte au juge, dans son for interne, son intime conviction .

6. Autant que sa définition, la conscience suscite aussi des difficultés en ce qui concerne sa nature. La question est, en effet, de savoir si la conscience est une norme ? La réponse est négative. La conscience du juge ne saurait constituer une norme au même titre que la loi . Comment pourrait-elle prétendre à un tel statut quand on sait qu’elle procède du for interne du juge ! Elle est simplement cette lumière intérieure que le juge « projette » sur les éléments de faits et de droit du litige et qui éclaire le processus décisionnel. Il s’agit, en d’autres termes, d’une lumière qui le guide sur le chemin d’une décision juridiquement conforme et moralement juste. Si l’on devait paraphraser le doyen Carbonnier, on dirait que la conscience du juge intervient dans l’administration de la justice, au côté de la loi, comme « un chant qui rythme la marche sans l’imposer » . Aussi, bien qu’elle soit consubstantielle à l’activité juridictionnelle, elle n’en constitue pas pour autant la substance, ni le fondement. Le juge ne saurait donc avoir le même type de rapport avec la loi et sa conscience car, au-delà de leur différence de nature, elles procèdent d’exigences différentes .

7. L’obligation du juge est de trancher les litiges en appliquant les règles de droit . Toute décision non conforme doit être censurée pour manque de base légale . Force est alors d’observer que l’obligation de juger selon les lois ne devrait pas normalement laisser de place à la conscience du juge. Mais, l’acte de juger ne saurait se réduire à une simple « légi-diction mécanique » . Comme on l’a si bien relevé, « le juge ne tranche pas seulement le litige en disant le droit qui lui est applicable (…) il a le devoir de chercher (…) la décision la meilleure possible, voire la plus juste ». Or, c’est bien dans son for intérieur que se trouve l’idée qu’il se fait du juste et qu’il entend voir transparaître dans sa décision. Cela est d’autant plus vrai que la loi n’est pas toujours juste. Le recours à la conscience traduit donc la quête permanente de la justice par le juge. A cet effet, Jean-Marie Carbasse écrit fort justement : « En appliquant la loi, le juge obéit à sa « conscience judiciaire » ou professionnelle – le devoir de son état- ; en se faisant le serviteur de la justice, il se conforme à (…) sa conscientia humana, la « conscience générale » présente en tout homme et qui commande à tous d’aimer la justice ». Il reste que la loi et la conscience ne sauraient être ni en compétition, ni en conflit dans l’office du juge. Celui-ci ne peut choisir entre l’application stricte de la loi et « le jugement en conscience », encore moins privilégier sa conscience au détriment de la loi. Dans l’acte de juger, l’application stricte de la loi prime tout éventuel recours du juge à sa conscience. Autrement dit, si le respect de la loi s’impose au juge de manière impérative, à peine de sanction, le recours du juge à sa conscience reste et demeure une simple faculté qui n’emporte aucune conséquence juridique. Il en est ainsi parce que ces deux « cadres » de l’office du juge ne relèvent pas des mêmes exigences. C’est que, tenu de statuer en droit, le juge satisfait à une obligation qui confirme l’emprise du juridique sur son office (I). En revanche, en s’appuyant sur sa conscience dans le processus décisionnel, il s’emploie à rendre concret le devoir (moral ?) de rendre une décision aussi juste que possible selon la loi (II).

I. LA DEFERENCE DU JUGE A LA LOI OU L’EMPRISE DU JURIDIQUE

8. Le juge est chargé par l’Etat de trancher les litiges en appliquant le droit. La fonction de juger implique alors une triple condition : d’abord le pouvoir d’arbitrer entre des intérêts ou prétentions divergents, ensuite l’obligation de statuer conformément à la loi, enfin l’exigence de connaître la loi. Ce sont ces deux dernières conditions qui intéressent notre analyse. Car, si le juge doit mettre un terme à une situation litigieuse en disant le droit (B), il ne peut le faire que parce qu’il est censé connaître les règles de droit susceptibles de s’appliquer (A).
A. LA CONNAISSANCE DE LA LOI PAR LE JUGE

9. Le principe selon lequel le juge doit juger selon les lois l’oblige à avoir une connaissance parfaite du droit existant. « La justice, a-t-on écrit , est un pouvoir fondé sur le savoir. Que le juge dise le droit, ne le dispense pas de le connaître. Au contraire, il ne peut le dire que dans la mesure où il sait ». Il apparaît ainsi que la maxime « nul n’est censé ignorer la loi » s’impose prioritairement au juge qui est appelé à trancher le litige en disant le droit . Dans l’accomplissement de sa mission de juger, le magistrat du siège est ainsi présumé connaître le droit qu’il entend appliquer à la cause qui lui est soumise. Les parties sont donc dans une situation d’attente légitime du droit de la part du juge. Deux adages traduisent bien cette exigence du savoir juridique de la part du juge.

10. Le premier, c’est l’adage « Jura novit curia » qui signifie « la cour connaît le droit » (qu’elle a mission de dire) . Cette maxime énonce une présomption spéciale de qualification qui se justifie pleinement aujourd’hui par le statut de professionnel du magistrat de siège . Un auteur rappelle que « le juge connaît les lois qu’il a apprises et qu’il pratique, comme tout technicien, mais l’interprétation de la loi impose une connaissance du droit, fondement même de la décision du juge » . Il est donc censé connaître les lois existant au moment où il est saisi d’une situation litigieuse. Mais se pose alors la question de l’étendue de cette connaissance et surtout de la consistance du droit qui en est l’objet. Il va de soi que l’on ne demande pas au juge d’avoir une connaissance totale du droit positif. Cela est au dessus et de ses forces, et ses capacités. Ce qui lui est exigé, c’est par contre d’avoir un certain savoir juridique nécessaire à l’exercice de sa mission. Ce savoir lui permet « de parvenir à la connaissance du droit de la situation litigieuse » . La maîtrise du savoir juridique est ainsi un élément, voire un facteur de l’autorité du juge.

11. Le droit que le juge est censé connaître est un droit composite, divers et épars. Il comprend tout d’abord les textes législatifs et réglementaires en vigueur. En effet, lorsqu’on déclare que le juge est soumis à la loi, il s’agit de la loi sous toutes ses formes, à savoir la loi émanant du législateur, des ordonnances prises par le Président de la République dans les matières relevant du domaine de la loi , des décrets et arrêtés pris par les autorités investies du pouvoir réglementaire . A côté des lois et règlements, la « légalité » englobe tout naturellement les accords et traités. Dès lors qu’ils ont été régulièrement approuvés ou ratifiés, et qu’ils ont fait l’objet de publication, les accords et traités internationaux font partie de l’ordonnancement juridique et ont d’ailleurs une autorité supérieure à celle des lois . La connaissance de la loi s’étend aussi aux coutumes dans la mesure où celles-ci constituent une authentique source du droit au Cameroun . Par ailleurs, entendue de manière plus large, la coutume englobe aussi les principes généraux du droit et les maximes juridiques . Leur connaissance s’impose tout autant au magistrat du siège.
12. Telles sont les règles de droit que doit connaître le juge pour l’exécution de sa mission . Il faut reconnaître que la tâche n’est pas aisée. Comme l’observe Maurice Kamto, « le problème crucial pour le juge (…), c’est de coordonner logiquement des règles de droit disparates, réparties entre la coutume d’un côté et le droit écrit de l’autre, en sorte de constituer un ordonnancement juridique cohérent et d’en dégager les règles pertinentes applicables à tel cas d’espèce ». En tout état de cause, c’est au juge qu’il revient « d’apporter » le droit nécessaire à la solution du litige. C’est, en tout cas, ce qui découle du second adage qu’il faut à présent évoquer.

13. La maxime « Da mihi factum, dabo tibi jus » qui signifie littéralement « Donne- moi le fait, je te donnerai le droit » , confirme également l’exigence de connaissance de la loi par le juge. Elle signifie que dans le cadre de la procédure, les justiciables sont dispensés d’apporter la preuve de la règle de droit qu’ils invoquent à l’appui de leurs prétentions. Elle repose donc sur la distinction entre le fait et le droit et procède à une répartition des charges : aux parties au procès, il appartient de rechercher la preuve des faits qui soutiennent leur demande ; au juge, il revient de rechercher la règle de droit qui doit s’appliquer à la cause . L’adage pose ainsi le principe que l’élément de droit ne nécessite pas de preuve dès lors que le juge est présumé connaître la loi. Le juge est, comme le rappellent MM. Vincent et Guinchard , « maître du droit ». De rares exceptions à l’obligation faite au juge « de donner le droit au parties» existent tout de même. La première concerne la coutume. Celle-ci doit être prouvée par les parties qui l’invoquent tant en ce qui concerne son existence que sa consistance . De ce point de vue, la coutume n’est pas traitée à l’égale de la loi. La raison en est que le juge n’aurait pas véritablement les moyens de rechercher la coutume des parties qui est généralement de source orale. L’autre exception est relative à la loi étrangère. En effet, la règle de droit d’origine étrangère ne bénéficie pas de la présomption de connaissance par le juge camerounais. Elle est ainsi « reléguée » au rang de simple fait et, par conséquent, est soumise aux exigences de preuve des faits. C’est donc aux parties d’en rapporter la preuve et de son existence, et de sa teneur, tout au moins dans les matières où elles ont la libre disposition de leurs droits . La preuve de la loi étrangère est libre. Il appartient néanmoins au juges du fond de vérifier le sens et la portée de la loi étrangère que les parties invoquent à l’appui de leurs prétentions .
B. L’APPLICATION DE LA LOI PAR LE JUGE

14. Le « bloc de légalité » qui s’impose à la connaissance du juge est donc immense. Il est constitué de règles abondantes, diverses, et pour certaines, « tatillonnes et complexes ». Le juge peut-il, dans l’exercice de ses fonctions juridictionnelles, échapper à leur emprise ? La réponse, bien évidemment, est négative. En effet, le principe est que le juge doit juger selon la loi (1). Ce n’est qu’à de rares exceptions qu’il peut statuer sans appliquer des règles de droit (2).

1. L’obligation de statuer selon la loi

15. Le juge ne peut arbitrer entre des intérêts divergents que sur la base de la loi. Mais, la question se pose de savoir si le juge est réduit à n’être que « l’esclave » ou le « serviteur » de la loi ? Ne dispose-t-il pas, dans l’application de la loi, d’une marge de liberté ? Si la fonction de juger devrait réduire le magistrat du siège à n’être que la « bouche de la loi », elle perdrait toute dignité. Dans le rapport entre la loi et le juge, il y a donc place à un « respect mutuel » fondé sur des « intérêts communs » bien compris . Guillaume de Lamoignon a pu dire que « sans la force de la loi, le magistrat n’est rien, sans la voix du magistrat, la loi ne dit rien, son pouvoir est languissant et ses plus saintes dispositions sont inutiles ». Aussi, dans l’acte de juger, le juge dit le droit par obligation (a) mais en même temps, c’est lui qui le fixe afin d’en assurer l’efficacité (b).

a) Le juge dit le droit

16. Le magistrat doit juger les causes dont il est saisi selon les lois. Ce principe remonte à la renaissance du droit romain au milieu du moyen âge. A cette époque déjà, on parlait de la « mystique de la loi » . Le principe est repris avec vigueur par les législations modernes. C’est ainsi que l’article 12 alinéa1er du nouveau Code de procédure civile français proclame que « le juge tranche le litige conformément aux règles de droit qui lui sont applicables ». Par ailleurs, la Cour européenne des droits de l’homme a pris soin de rappeler qu’un tribunal dans son rôle juridictionnel, doit « trancher, sur la base de normes de droit et à l’issue d’une procédure organisée, toute question relevant de sa compétence » . C’est donc une exigence quasiment universelle que le juge doit statuer conformément à la loi en vigueur. La vocation du juge est de dire le droit applicable à la cause. Il est lié par la loi au sens où toute décision qu’il rend doit l’être sous le sceau de la loi. Le doyen Cornu écrit fort justement que « D’institution, le juge a mission –c’est-à-dire pouvoir et devoir- d’appliquer le droit positif. La fonction juridictionnelle est une fonction d’application du droit, le juge un agent d’exécution de la règle de droit, le jugement une application de la loi (au sens le plus large du terme) ». Ainsi, quand il connaît d’une affaire, le juge doit fonder sa décision uniquement sur les règles de droit existantes. Cette obligation appelle un certain nombre de précisions.

17. En premier lieu, le juge ne peut se prononcer que sur la base de règles juridiques produites par les autorités compétentes pour édicter des règles de portée générale, qu’elles soient nationales ou internationales. C’est là une exigence du respect du système juridique. En effet, le magistrat a le pouvoir et le devoir d’appliquer le droit et non de le créer. En tout cas, si le juge peut être amené à créer du droit, ce ne peut être qu’à titre exceptionnel. La participation du juge à la création ne constitue qu’une part infime de son activité et qui n’est véritablement favorisée que par les lacunes ou les silences de la loi. A ce propos, Gérard Cornu constate que « la fécondité de la jurisprudence est inversement proportionnelle à celle de la loi. Ce sont au moins les carences de celles-ci (les lois) qui offrent au juge des occasions créatrices. Agent de comblement des lacunes légales, la création prétorienne est casuelle ». Il faut d’ailleurs observer que si l’article 4 du Code civil permet au juge de statuer même en cas de silence ou d’insuffisance de la loi, ce texte ne lui fait aucune obligation expresse de créer des règles de droit. La possibilité lui est implicitement donnée d’avoir recours à d’autres sources du droit (principes généraux, adages ou maximes, règles d’origine internationale ou étrangère, etc). Ces normes de référence, comme les appelle Bruno Oppetit , peuvent valablement permettre au juge de statuer sans avoir à faire œuvre créatrice. Sans aller jusqu’à penser comme certains que dans le silence de la loi, le juge statue en raison et en équité, on peut soutenir que le rôle créateur du juge doit être limité à l’essentiel, c’est-à-dire à une « législation d’espèce ». En somme, le juge « a les moyens de rendre la justice sans fabriquer du droit, sans apporter au moulin de la pollution normative » .

18. Ensuite, l’obligation de juger conformément à la loi s’accompagne de l’exigence, pour le magistrat du siège, de motiver sa décision . L’article 7 de la loi n° 2006/15 du 29 décembre 2006 portant organisation judiciaire précise que « toute décision judiciaire est motivée en fait et en droit. L’inobservation de la présente disposition entraîne nullité d’ordre public de la décision ». La motivation en droit est donc une condition indispensable pour la validité du jugement. Elle doit se faire par l’indication par le juge, des règles de droit sur lesquels il fonde sa décision. Il est admis que la motivation en droit s’entend de la référence à la loi et non à la jurisprudence . Le juge ne peut fonder sa décision sur un précédent judiciaire ou sur un jugement antérieur . Il ne satisfait à l’obligation de motivation que lorsqu’il vise directement les règles de droit auxquelles il a recours pour le règlement du cas d’espèce. Ainsi, la motivation obligatoire constitue le gage de la légalité des décisions de justice en même temps qu’elle atteste de la soumission du juge à la loi. Dans ce sens, elle constitue un moyen de prévention de l’arbitraire du juge. Par ailleurs, il est unanimement admis aujourd’hui qu’elle est une exigence du procès équitable .

19. L’obligation pour le magistrat d’appliquer la loi, est une garantie de bonne administration de la justice. Le juge manque à cette obligation en cas de refus d’application de la loi, de fausse application de la loi ou même de fausse interprétation de la loi . Dans tous ces cas, les parties peuvent exercer des voies de recours pour manque de base légale ou violation de la loi . Il en est de même lorsqu’elles peuvent alléguer un défaut de motifs. Selon qu’il s’agit d’une décision rendue en premier ou en dernier ressort, les manquements du juge constituent soit des motifs de réformation en appel, soit des cas de cassation. La Cour suprême dans le cas du Cameroun ou la Cour de cassation française censurent notamment les décisions des juridictions inférieures soit pour manque de base légale , soit pour violation de la loi . Dans les deux cas, la cassation est fondée sur une non-conformité de la décision querellée aux règles de droit. Il convient d’ailleurs de relever que dans les arrêts de cassation pour défaut de base légale, la haute juridiction prend soin d’indiquer au visa le texte de loi dont l’une ou les conditions d’application n’ont pas été suffisamment caractérisées ou prises en compte par le juge du fond. Il y a là pour le juge de renvoi, une simple invitation à s’y appuyer pour que la décision soit fondée. En revanche, en cas de cassation pour violation de la loi, le juge de renvoi est invité à statuer différemment que le juge dont la décision est cassée.

20. Le juge est donc tenu de statuer en droit, c’est-à-dire trancher le litige conformément à la loi. Dire le droit, telles sont sa fonction et sa vocation. Ce n’est qu’à l’occasion qu’il peut être amené à créer du droit, notamment lorsqu’il est confronté au silence, à l’insuffisance ou à l’obscurité de la loi. C’est le respect de la loi qui fait la légitimité du juge et la force des actes juridictionnels. Mais, la soumission à la loi ne revient pas à faire du juge « l’otage » de la loi. Par la force des choses, le juge n’est pas un « automate ». Aussi, sa fonction va bien au-delà d’une simple application de la loi car il a, seul, le pouvoir de fixer le droit.

b) Le juge fixe le droit

21. Le juge se serait contenté d’être la « bouche de la loi » si celle-ci était claire, précise, complète. Dans ce cas, le rôle du juge serait simple. Il pourrait alors se comporter dans l’application de la loi comme le ferait une machine. Or, il en est rarement ainsi. Nombreuses sont les règles de droit équivoques, confuses ou incomplètes. Dès lors qu’il est acquis que la loi est imparfaite, il faut bien admettre que le juge se retrouve dans un rapport différent avec la loi. Il ne saurait plus s’arrêter à la seule « diction ». Il se voit investi d’une mission d’interprétation qui a pour but de fixer le droit . Le juge intervient alors pour expliciter la règle, « pour la disséquer et lui faire dire ce qu’elle dit ou ce qu’on veut lui faire dire ». En d’autres termes, interpréter la loi, « c’est décrypter le message de la loi, en dissiper l’ambigüité, de manière à choisir, entre les divers sens possibles d’un texte, celui qui doit prévaloir ». L’interprétation permet ainsi au magistrat de rechercher et d’élucider la volonté réelle du législateur, en dégageant le sens exact de la loi. On aurait tort de croire que l’interprétation n’est nécessaire que pour les règles équivoques ou obscures. Force est d’affirmer que l’interprétation est aussi possible même en cas de règle claire, nonobstant la maxime « interpretatio cessat in claris ». N’est-ce-pas un leurre de croire, relève d’ailleurs un auteur , qu’il est simple d’appliquer une règle claire ! Quant à M. François Terré il observe qu’il serait exagéré d’exclure toute interprétation en cas de termes clairs, « parce qu’il est souvent difficile de distinguer un terme clair d’un terme obscur et parce que le sens de certains termes, clair dans le langage courant, peut cesser de l’être dans le langage juridique ». Il y aurait comme une dialectique de la loi et du juge. Le juge, dans l’acte de juger, doit se soumettre à la loi ; mais c’est à lui qu’il revient de donner le sens véritable de la loi. Philippe Malaurie note à ce sujet que « la jurisprudence détermine ainsi le contenu concret de la loi, elle en donne le visage vivant ». Quel pouvoir pour le juge !

22. Dans la fixation du droit, le juge met en œuvre son pouvoir d’interprétation , soit pour conforter la lettre de la loi, soit pour en rechercher l’esprit, à l’aide des méthodes ou techniques d’interprétation . Dans le premier cas, il s’agit de restituer le sens exact du texte en conformité à la volonté du législateur telle qu’elle s’est littéralement exprimée dans la lettre de la loi. Cette démarche intellectuelle se prolonge dans la recherche de l’esprit de la loi. Il faut d’ailleurs reconnaître qu’il existe des liens entre la lettre et l’esprit de la loi. Le doyen Cornu relève d’ailleurs que « la lettre est le premier révélateur de l’esprit ». La découverte de l’esprit de la loi commence par le texte et s’inscrit cependant dans la recherche de l’idée essentielle qui a inspiré l’auteur du texte. Si l’on admet alors que l’esprit de la loi assume les intentions du législateur et les finalités de la loi, le juge se doit alors de révéler le « pourquoi », la raison d’être du droit, et au-delà de la lettre, l’esprit de la loi . Cette approche, dans bien des cas, permet au juge « d’étendre » le champ d’application de la loi. Y-a-t- il meilleur exemple que celui de l’article 1384 alinéa 1er du Code civil auquel la jurisprudence a donné un rayonnement extrêmement large, lui faisant dire certainement ce qu’il ne disait pas à l’origine. Dans l’application de cette disposition, le juge par son interprétation créatrice, a fait primer l’esprit sur la lettre de la loi.
Au total, dans la recherche de l’esprit de la loi, le juge s’emploie à ce que la règle de droit puisse exprimer toutes ses possibilités, toutes ses potentialités dans sa vocation à régir les faits. Ainsi, l’esprit de la loi qui est le « souffle qui l’anime » , a une vertu « plénifiante » en ce sens qu’il permet au juge d’arriver à une extension du champ d’application de la loi.

23. L’office du juge en matière d’interprétation a donc de beaux jours devant lui. Son ampleur dépend, du choix fait par le législateur à l’origine, notamment en ce qui concerne les moyens d’expression de la loi. Il s’agit d’une question de technique juridique en ce qu’elle touche à l’art de légiférer. En effet, le législateur doit décider du degré de précision de la règle de droit, « c’est-à-dire donner à la substance juridique rigidité ou souplesse » . S’il penche en faveur des normes rigides, le législateur choisit d’utiliser des concepts clairs, des notions précises et dont le sens ne « prête pas le flanc » a priori à la discussion ou à l’interprétation. La loi a ainsi recours à des notions rigoureuses définies de manière précise et objective. Cette technique, qui dissipe le doute, garantit par ailleurs la sécurité juridique et laisse peu de marges d’appréciation au juge. Ce dernier doit simplement se conformer à la loi et l’appliquer sereinement.

24. Il en va autrement lorsque le législateur opte pour l’édiction de règles souples. Cette méthode se traduit par « le développement des standards , c’est-à-dire de normes souples, déterminées en fonction de critères intentionnellement indéterminés » . Concrètement, il s’agit de l’utilisation dans la loi de « notions-cadre » ou « à contenu variable » ou « flexibles », de « concepts mous » ou « vagues », de « mots ouverts » . Il en est par exemple ainsi des notions d’ordre public, de bonnes mœurs, de bonne foi, d’équité, d’intérêt général, d’intérêt social, d’intérêt de l’enfant, de bon père de famille, de justes motifs, de fraude, etc. En employant de telles notions, la loi se contente de poser des directives et laisse au juge de vérifier que la situation ou la conduite est conforme au standard qui constitue une sorte de « modèle-type ». Ce faisant, elle reconnaît une liberté importante au juge. Comme le constate Roger Perrot avec une certaine amertume, « Avec ces concepts mous, la norme devient simple directive, et la règle de droit un vulgaire élastique grâce auquel, (…), le juge retrouve sa liberté d’appréciation ». Ainsi, c’est au juge qu’incombe la charge de dire « ce qui se trouve » dans les standards ou le soin de « remplir » les notions-cadres, de les activer au gré des espèces, en fonction des circonstances . Cette « responsabilité » transforme nécessairement l’office du juge et confirme le rôle de ce dernier dans la fixation du droit. En effet, « le juge n’apparaît pas seulement comme un serviteur de la loi dont il comble les lacunes traditionnelles. Investi par la loi d’une sorte de délégation, il est beaucoup plus qu’un interprète, l’agent sur lequel la loi compte pour déterminer le contenu de la règle de droit et dont l’intervention est nécessaire, puisque la détermination de la notion-clé ne peut être faite sans lui » .
25. En somme, l’obligation de statuer conformément à la loi implique une double fonction de la part du juge. La première consiste à dire le droit ; la seconde à fixer le droit. Sans cette dernière, le rôle du juge serait réduit en « un simple office mécanique ». La marge de liberté qui lui est reconnue dans sa fonction de juger ne signifie pas qu’une porte lui soit ouverte pour des appréciations subjectives. Tiers impartial au litige qui lui est soumis, il lui appartient de le trancher en fonction de la loi, c’est-à-dire de règles de droit dont il aura pris soin de préciser le sens véritable et de délimiter le « périmètre » d’application. La loi a ainsi besoin de l’intervention du juge pour produire son plein effet. C’est dire que le juge est loin d’être un simple subalterne de la loi. Devant chaque cause qui lui est soumise, c’est à lui qu’il revient de choisir la règle applicable et de la fixer, sauf dans les cas où il en est dispensé.

2. Le juge dispensé de statuer en droit

26. Si dans l’application de la loi, le juge bénéficie d’une sorte de régime de « liberté surveillée », il recouvre une plus grande autonomie vis-à-vis de la loi lorsqu’il est, à l’occasion, déchargé de l’obligation de statuer en droit. Cela se produit dans quelques cas exceptionnels.
27. D’abord, le juge n’est pas tenu d’appliquer des règles de droit lorsque les parties lui ont confié une mission d’amiable composition . C’est ainsi qu’en droit français, l’article 12 alinéa 4 du N.C.P.C prévoit que « le litige né, les parties peuvent (…) conférer au juge mission de statuer comme amiable compositeur ». On est ici dans une situation dans laquelle ce sont les litigants eux-mêmes qui prennent l’initiative de demander au juge de trancher le litige sans être forcément tenu d’appliquer des règles de droit. La question que pose l’amiable composition est celle de la nature des règles applicables par le juge. En principe, le juge est investi par les parties du pouvoir de statuer en équité. On considère que le juge statue en équité lorsqu’il est amené à écarter les règles de droit dont l’application paraît trop rigoureuse ou peut conduire à l’injustice. En d’autres termes, le juge apporte au litige la solution qui lui semble la plus adéquate à départager les parties sans considération juridique. L’amiable composition se présente ainsi comme un tempérament à la jurisdictio qui constitue l’obligation pour le juge de « trancher le litige par application du droit ». En réalité, cela n’est vrai qu’en partie. Comme le relève Gérard Cornu , « La mission d’amiable composition n’interdit pas au juge de statuer en droit ; elle a pour effet propre de le fonder à écarter la règle de droit et à statuer en équité lorsque l’application ordinaire de la règle de droit aurait, selon lui, des conséquences iniques ». Le juge doit opérer, en toute discrétion, le choix de résoudre le différend soit en appliquant la loi lorsque la solution juridique lui semble la meilleure, soit en statuant en équité, si l’application du droit peut conduire à une issue plus juste. On voit ainsi que le droit n’est pas toujours absent dans l’office du juge appelé à connaître du litige en amiable compositeur. Il suffit, pour s’en convaincre, de préciser que même dans cette posture, le juge n’est pas dispensé de l’obligation de suivre, quant au fond et quand à la procédure, les règles d’ordre public. Aussi, doit-il, par exemple, respecter le principe du contradictoire ou l’obligation de motiver sa décision .

28. Ensuite, il y a quelques cas où c’est la loi elle-même qui lui accorde ce pouvoir, soit de manière expresse, soit de manière implicite. On cite notamment l’article 1135 du Code civil comme l’exemple type des textes par lesquels la loi « invite » explicitement le magistrat à juger en considération de l’équité ou des usages, afin de compléter la règle de droit ou la volonté des parties . Dans ces hypothèses, le législateur admet que le juge puisse aller au-delà de la loi pour trancher le litige entre les parties, en faisant notamment appel à l’équité. S’agissant du cas particulier de l’article 1135 , le doyen Carbonnier observe que par ce recours à l’équité, « le juge a le pouvoir d’attacher au contrat des conséquences que les parties n’ont pas réellement envisagées, si elles lui paraissent commandées par la nature de l’opération, son économie générale, son esprit » . C’est ainsi qu’il a pu mettre une obligation de sécurité à la charge du transporteur de personnes ou imposer une obligation de renseignement à certains contractants.

29. Ces exemples montrent qu’il existe bien quelques exceptions à l’obligation du magistrat du siège de juger conformément à la loi. L’application des règles de droit reste donc le principe. C’est elle qui confère à la décision du juge son autorité et sa légitimité. Dans un système juridique et judiciaire dominé par le positivisme, le juge est avant tout le serviteur de la loi. C’est sa mission et son obligation. Aussi, il apparaît que même le recours à sa conscience ne se justifie de prime abord que par le souci d’une saine application des règles de droit à la cause dont il est saisi. Mais, il est certain que cet appel à la conscience procède également de la nécessité, pour le juge, de rendre une décision marquée du sceau de la justice.

II. LA REFERENCE DU JUGE A SA CONSCIENCE OU LA QUETE DU JUSTE

30. On l’a déjà rappelé à suffisance, la mission du juge est de trancher les litiges selon les lois. Cette obligation dont il doit s’acquitter dans l’exercice quotidien de sa fonction, interpelle en premier lieu sa conscience professionnelle et, en second lieu, sa conscience individuelle. C’est que, si dans l’application de la loi il fait appel à la conscience professionnelle, le juge doit aussi se prononcer « selon ce que sa conscience lui dictera de meilleur » . Ainsi, le juge ne peut se contenter de dire ce qui est conforme au droit, il doit le faire « en conscience », pour se rapprocher, autant que faire se peut, de la justice.
La conscience est donc dans une relation étroite avec la loi dans la fonction de juger. Mais, pour éviter le risque de voir la conscience « déborder » la loi ou conduire à la subjectivité du juge, il faut que son champ d’application soit bien circonscrit (A) et que ses conditions d’exercice (B) soient strictement précisées.
A. LES MANIFESTATIONS DE LA CONSCIENCE DU JUGE

31. Le juge doit juger suivant sa conscience en vue de rendre une décision aussi juste que la loi le lui permet . C’est, en effet, un devoir de conscience que de respecter la justice et de rechercher la vérité . Ainsi, le recours du juge à sa conscience met au centre de son activité son intime conviction . Comme l’observe Clara Tournier, c’est l’intime conviction qui permet au juge de décider en « prenant sa conscience à témoin ». Celle-ci se manifeste par l’exercice d’un pouvoir souverain d’appréciation large dans le domaine de la preuve des faits (1) mais réduit en ce qui concerne le droit matériel (2).

1. Conscience du juge et preuve des faits

32. Les éléments de faits sont à la base de toute contestation devant le juge. Ils sont constitués par les faits, les actes et les situations juridiques que les parties invoquent à l’appui de leurs prétentions . Il incombe à chaque partie de prouver conformément à la loi les faits sur lesquels se fonde sa demande et pour lesquels elle sollicite la décision du juge. Ainsi, celui qui entend obtenir une indemnisation doit prouver le fait générateur qui est à l’origine du dommage dont il se plaint ainsi que l’existence et l’importance dudit dommage. De même, celui qui se prétend propriétaire d’une chose détenue par une autre personne doit établir l’existence et la teneur de l’acte qui fonde son droit. La règle reste et demeure que le plaideur a l’obligation de démontrer ce qu’il avance en sa faveur. Cette exigence procède du devoir des parties d’apporter leur concours à la manifestation de la vérité. On considère que les faits qui appellent la réaction du juge et qui doivent, par conséquent, être prouvés, sont des faits pertinents, concluants, contestés et contestables . Les deux premiers caractères sont déterminants pour l’office du juge. En effet, le fait objet de preuve doit être pertinent, c’est-à-dire en rapport avec le litige, et concluant, c’est-à-dire avoir une incidence sur la solution judiciaire à venir .

33. Si la charge de la preuve des faits incombe prioritairement au demandeur, il n’en demeure pas moins que le défendeur ne saurait rester indifférent, ni inactif. Il est dans son intérêt de rapporter la preuve contraire, en établissant d’autres faits ou actes qui contredisent ceux allégués par son adversaire. Ainsi, en matière de paiement, l’article 1315 du code civil illustre cette idée que la preuve est bien l’affaire des deux parties. Alors que l’alinéa 1er énonce : « Celui qui réclame l’exécution d’une obligation doit la prouver », l’alinéa 2, pour sa part, précise que « Réciproquement, celui qui se prétend libéré, doit justifier le paiement ». Ces dispositions montrent que le créancier et le débiteur se livrent une « bataille de preuves » dont l’objet est pour chacun de rendre sa prétention vraisemblable. Comme on l’a relevé fort justement, « on voit donc que la charge de la preuve passe, selon les circonstances, de l’un à l’autre, parce que la preuve n’est, en définitive, qu’un balancement de probabilité » . En tout cas, dans n’importe quelle situation, « la charge de la preuve se déplace continuellement et se renvoie comme une balle de tennis », ce qui complique certainement la tâche du juge. Il lui revient de départager les parties sur la base des éléments de preuves apportés au soutien de leurs prétentions respectives . En effet, le juge est tenu de statuer en fait et en droit. S’agissant des faits, sa démarche s’articule en deux étapes : la constatation et l’appréciation des faits d’une part, la détermination de la valeur probante des moyens de preuve invoqués par les parties, d’autre part. Dans cette double opération, la conscience du juge est fortement interpellée.

34. En ce qui concerne les faits, la mission du juge revient d’abord à les constater et ensuite, à les apprécier. La constatation, selon le doyen Cornu, est une opération qui consiste à prendre parti sur l’existence d’un fait . Il s’agit alors pour le juge de se prononcer sur la réalité des actes, faits ou situations invoqués par les parties. Ainsi, par exemple, lorsqu’il est saisi d’une demande de liquidation d’une succession, il doit s’assurer de la réalité du décès de l’auteur et du lien de filiation entre celui-ci et les héritiers présumés. De même, s’il lui est demandé de réparer un dommage, le juge doit constater la réalité de l’évènement dommageable ainsi que l’effectivité du préjudice subi par la victime. L’exigence de constater les faits se justifie pleinement par l’obligation faite au juge de statuer en fait. Son office est tout simplement impossible si les faits sont inexistants.

35. Mais, le juge ne peut se limiter à constater les faits. Il lui faut aussi porter sur ceux-ci une appréciation. Dans ce cadre, le juge doit par exemple vérifier si le fait invoqué est en rapport avec le litige, si le fait imputé au défendeur constitue ou non une faute, si cette faute est grave ou légère, etc. Pour ce faire, il dispose d’un pouvoir souverain d’appréciation des faits. Selon une jurisprudence constante, l’appréciation de la valeur des éléments de preuve et de leur force probante échappe au contrôle de la juridiction suprême. C’est cette liberté d’appréciation des faits de la cause qui met véritablement le juge aux prises avec sa conscience. L’opinion qu’il a des éléments de faits qui lui sont présentés par les parties repose en grande partie sur sa conviction intime. Toutefois, la libre appréciation des faits ne permet au juge de les dénaturer . En cas de dénaturation, sa décision encourt certainement la censure .
36. Si, de toute évidence, la constatation et l’appréciation des faits forment l’assise nécessaire et la base concrète du jugement, elles n’épuisent pas la mission du juge. Celui-ci doit aussi se prononcer sur les moyens de preuve utilisés par les parties et notamment sur leur force probante. La loi prévoit les moyens par lesquels les plaideurs peuvent établir les actes ou les faits juridiques et détermine leur valeur probante. Le rôle du juge varie alors selon qu’il s’agit d’actes juridiques (qui doivent être prouvés par écrit) ou de faits juridiques (dont la preuve peut être rapportée par tous moyens prévus par la loi). Qui plus est, la place de la conscience du juge n’est pas la même selon qu’il s’agit du système dit de la « preuve légale » ou du système dit de la « preuve par intime conviction ».
En effet, la valeur probante des moyens de preuve n’est pas identique dans l’un et l’autre système. Dans le système de la preuve légale qui a notamment cours en matière civile, la loi détermine les procédés de preuve admissibles ainsi que celles des preuves qui s’imposent au juge. Dans ce cas, aucune marge d’appréciation n’est en principe reconnue au juge. Ainsi, lorsqu’une partie invoque à l’appui de sa demande des preuves légales, le juge est obligé d’en tenir compte dès lors que les conditions de leur admissibilité sont réunies. La loi fixe elle-même la foi qui s’attache à de telles preuves. Celles-ci s’imposent au juge quel que soit son sentiment personnel. En revanche, dans le système de la preuve par intime conviction ou preuve morale, la conscience du juge est certainement plus sollicitée. Il s’agit d’un régime dans lequel le juge n’est soumis à aucune prescription légale et peut donc apprécier les moyens de preuve à la lumière de sa conscience. Il se prononce selon son intime conviction, c’est-à-dire en fonction du sentiment profond qu’il se forge en conscience sur les éléments de preuve qui sont apportés par les parties. Cela est notamment vrai en matière pénale et pour certains moyens de preuve en droit civil.

37. En droit pénal, la plupart des preuves appartiennent à la catégorie de la preuve par intime conviction . Aucune preuve ne s’impose donc a priori au juge , de sorte qu’il apprécie souverainement les moyens de preuve qui lui sont présentés . C’est au juge qu’il revient de déterminer la valeur probante de chaque mode de preuve et de décider, en son for intérieur, si celui-ci est digne de foi. Le juge se prononce donc, selon son intime conviction, sur la force probante des moyens de preuve que le ministère public ou la partie civile produisent en vue d’établir la culpabilité du prévenu ou de l’accusé, ou encore sur ceux utilisés par ce dernier pour démontrer son innocence. En droit pénal français, par exemple, l’article 353 du Code de procédure pénale qui fixe les modalités de décision de la Cour d’assises, consacre expressément la place prépondérante de l’intime conviction en ce qui concerne l’appréciation ou l’admission des preuves en matière pénale. Il dispose que « La loi ne demande pas compte aux juges des moyens par lesquels ils se sont convaincus, elle ne leur prescrit pas de règles desquelles elles doivent faire particulièrement dépendre la plénitude et la suffisance d’une preuve ; elle leur prescrit de s’interroger eux-mêmes dans le silence et le recueillement et de chercher, dans la sincérité de leur conscience, quelle impression ont faite, sur leur raison, les preuves rapportées contre l’accusé, les moyens de sa défense. La loi ne leur fait que cette seule question, qui renferme toute la mesure de leurs devoirs : « Avez-vous une intime conviction ? ».
En somme, le juge doit fonder son intime conviction sur les éléments de preuve produits par les parties, et relaxer ou acquitter la personne mise en cause, sans donner aucune justification sur la force probante qu’il attache aux preuves qu’il retient . La Cour de cassation française rappelle néanmoins que si l’intime conviction des juges relève de leur seule conscience, la motivation doit être exempte d’insuffisance ou de contradiction .

38. En matière civile, certains procédés de preuve sont des preuves par intime conviction . Il en est ainsi des témoignages et des présomptions . Dans le cas des témoignages, le juge est confronté à des preuves dont la valeur dépend pour beaucoup de la confiance ou de la crédibilité qu’il reconnaît aux témoins. De même, lorsqu’un plaideur s’appuie sur des présomptions, il ne s’agit point de preuves directes, les présomptions étant des conséquences tirées d’un fait connu pour démontrer tel autre qui est inconnu. Dans un cas comme dans l’autre, aucune certitude n’existe et le juge ne peut que se forger une conviction. Comme on l’a relevé , « Un tribunal n’est jamais obligé de croire ce qui est dit par les témoins, ni de considérer établi un fait ou un acte en vertu de simples présomptions de fait ». D’ailleurs, dans un contexte où l’incertitude paraît plus forte, la loi préfère finalement s’en remettre au juge. C’est ainsi que l’article 1353 du Code civil précise que « les présomptions qui ne sont point établies par la loi sont abandonnées aux lumières et à la prudence du magistrat ». N’est-ce pas là une invitation directe faite au juge d’en référer à sa conscience et à sa prudence pour admettre les présomptions du fait de l’homme. En tout cas, ce texte confirme bien que la force probante des présomptions relève de l’appréciation souveraine des juges du fond .

39. Il apparaît ainsi que le droit de la preuve laisse une place importante au jeu de la conscience du juge . Celle-ci se manifeste clairement dans la liberté d’appréciation de la valeur probante des moyens de preuve qui lui est reconnue. On perçoit alors pleinement l’importance de l’intime conviction dans le processus de décision. En s’appuyant sur elle, notamment dans le système de la liberté de la preuve, le juge parvient au jugement malgré l’insuffisance ou l’imperfection des preuves. Il reste à savoir s’il dispose de la même liberté en ce qui concerne le fond du droit.
2. Conscience du juge et droit matériel
40. Le juge a l’obligation de statuer conformément aux règles de droit. Cette exigence vise à garantir l’objectivité de la fonction juridictionnelle en faisant « barrage à des décisions qui ne seraient fondées que sur les valeurs personnelles de tel ou tel juge » . Le devoir du juge est ainsi de « s’abstraire d’une partie de lui-même et de ses contradictions » . Mais, peut-on croire que la conscience du juge n’ait aucune incidence dans l’application de la loi ? Répondre par l’affirmative serait oublier que le juge, quelle que soit sa conscience professionnelle, ne saurait totalement faire abstraction de sa conscience individuelle qui lui dicte, dans son for interne, son intime conviction dans chaque cause qui lui est soumise. Faut-il encore rappeler que la loi, si parfaite soit-elle, ne saurait se suffire à elle-même, de sorte qu’il faut rendre quelque place au juge, et plus précisément, un espace de liberté qui lui permette, certes, de dire le droit entre les parties, mais de le dire en conscience, comme il le sent au-dedans de lui . Pour ce faire, l’acte de juger se conjugue avec l’art de juger qui seul peut éviter au juge de tomber dans la tentation d’une justice discrétionnaire.
41. Le juge doit, autant que faire se peut, s’efforcer de rendre une décision juste. A ce propos, Mme Frison-Roche écrit « qu’un grand juge est celui qui juge bien, c’est-à-dire celui qui non seulement manie bien les règles de droit qui sont ses instruments mais encore trouve la solution particulière efficace pour éteindre le litige, mais encore arrive à rencontrer, voire à faire naître un sentiment de justice en la personne des parties (…) Le grand juge est habité par le sentiment de justice ». C’est grâce aux lumières de sa conscience que cette rencontre entre le droit et la justice est possible . Il arrive que le juge rende une décision conforme à la loi mais qui soit inéquitable ou trop rigoureuse pour l’une des parties. Summum jus, summa injuria ! Le magistrat ne peut alors se contenter d’appliquer la règle de droit sans discernement ni sans s’interroger sur ses conséquences. Comme l’observe M. Alain Blanchot, « le juge ne peut être un arbitre passif » . Il ne peut se réduire à n’être qu’un serviteur de la loi. Si l’on attend qu’il soit impartial et objectif, cela ne saurait le conduire à être neutre ou indifférent lorsqu’il tranche le litige. En départageant les parties, il doit se convaincre que « la paix judiciaire est faite » . Comment arriver à cette paix judiciaire ? On estime que le juge doit tirer profit de son génie créateur, de son intelligence et de sa finesse d’esprit pour y parvenir. Mais surtout, il doit écouter cette voix intérieure qui n’est rien d’autre que celle de sa conscience.
42. La conscience est cette « lumière » qui éclaire l’office du juge et lui permet de rechercher la solution de droit qui lui paraît la meilleure possible, voire la plus juste . Elle se manifeste dans cette marge de liberté qui lui est reconnue dans le choix de la règle de droit applicable ou encore dans le choix de la décision finale. En fait, dans chaque espèce qui lui est soumise, le magistrat est confronté à sa conscience en ce sens qu’il a le devoir de choisir entre plusieurs règles et, partant entre plusieurs issues possibles au différend. Par cette liberté de choix, il implique sa conscience dans le jugement, ce qui signifie « rechercher un équilibre, avoir à l’esprit les suites pratiques et les implications morales du choix » qu’il fait. En ayant recours à sa conscience, le juge entend trancher le litige aussi justement que la loi le lui permet. En quelque sorte, sa conscience lui permet d’orienter sa décision dans le « bon sens du droit ». Comme l’observent MM. Canivet et Molfessis : « Juger, c’est nécessairement effectuer un choix, guidé certes par un raisonnement et des règles, mais aussi et surtout par la décision. Juger n’est rien d’autre qu’imaginer la bonne solution du litige » . Ainsi, en matière pénale, par exemple, la loi offre des marges d’appréciation au juge en lui conférant le pouvoir d’arbitrage des peines entre un minimum et un maximum qu’elle prend soin de fixer. La conscience du juge est ainsi interpellée dans le choix des peines pour que celles-ci soient « ajustées » aux infractions qu’elles sanctionnent.
43. Si l’acte de juger est ainsi un acte d’imagination , cela se vérifie surtout dans les cas où « la loi n’est qu’un ensemble de directives, un cadre à l’intérieur duquel le juge peut (et doit) évoluer » . En effet, lorsque la règle de droit s’exprime par des concepts rigoureux, précis, détaillés, le législateur laisse peu de place à l’imagination du juge. En revanche, lorsqu’elle recourt à des notions flexibles, aux standards, le rôle du juge est alors de les interpréter en faisant preuve d’invention créatrice pour en fixer le sens. Ce faisant, le juge opère un choix qui n’est pas seulement l’acte d’un technicien ou d’un professionnel, mais aussi celui d’un arbitre conscient des enjeux, qui puise sa décision dans son for intérieur, et qui prend position sur des concepts qui « se réfèrent à des comportements humains qui sont rebelles à des contours définis, parce que susceptibles d’évolution ».
44. Tout ceci montre bien que le juge n’est jamais dans une relation de soumission absolue à la règle de droit. Dans tous les domaines où il est appelé à trancher les différends opposant les parties, il est toujours seul avec sa conscience. Pour prévenir les risques de décisions subjectives ou arbitraires, ou de jugements qui laisseraient ses conceptions particulières de l’éthique ou de l’équité prendre le dessus sur les règles de droit, il doit se prononcer en s’abritant sous l’autorité de la loi. Mais, sa conscience n’est jamais absente, elle est même incontournable dans la phase du délibéré au cours de laquelle la décision finale est prise. On doit effectivement reconnaître que la conscience a une part prépondérante dans le choix de la décision. Que l’habillage juridique ne trompe point. Dans le mystère du choix ultime du juge plane l’ombre de sa conscience. Frédérique Dreiffus-Netter a raison lorsqu’elle écrit que « le droit laisse les juges seuls avec leur conscience, qui constitue le fondement de la décision et se confond avec elle, à la fois omniprésente et invisible car, à l’inverse de la motivation juridique, le cheminement intérieur de la pensée n’apparaît pas dans le jugement » . L’exemple des jugements dits d’équité confirme bien cette opinion.
45. Reste une attitude des juges qu’il convient de relever et qui consiste, à prononcer de « vrais » jugements d’équité, tout en donner l’impression de se conformer au droit. Conscient qu’il ne peut ni méconnaître, ni écarter la loi, pour fonder sa décision sur l’équité, le juge prend néanmoins soin de contourner la règle applicable tout en habillant sa décision « d’un vêtement juridique » afin d’éviter la censure . Philippe Jestaz décrit bien ce processus décisionnel : « L’originalité du jugement d’équité est de renverser la méthode judiciaire officielle. Au lieu de considérer la règle et d’en déduire la solution (…), le juge part plus que jamais de la solution qu’il croit équitable et remonte par induction jusqu’à la règle. Deux procédés peuvent alors être utilisés. Ou bien le juge invente une prétendue règle pour les besoins de la cause : en pareil cas, il corrige la loi. Ou bien le juge corrige simplement les faits de l’espèce, de façon à appliquer une règle en soi incontestable, mais étrangère à l’objet réel du procès : cette technique a l’avantage de ne créer aucun précédent fâcheux sur le plan des principes puisqu’elle respecte les apparences de la correction juridique. Mais en réalité, on aboutit dans les deux cas à l’éviction de la loi normalement applicable ». Cette pratique correspond à ce Carbonnier appelle l’équité subjective et qui consiste, pour les juges, non pas à instituer des règles de droit générales, qui entreraient en concurrence avec les règles légales, mais seulement à écarter celles-ci sur un point ou sur pour un cas d’espèce, parce que leur observation, en l’occurrence, serait injuste ou inique. Un tel jugement ne crée pas du droit mais adopte plutôt une solution particulière destinée à « régler » un litige.
46. Dans le processus décisionnel, il apparaît clairement que le juge ne saurait avoir pour seul horizon la loi. La référence à sa conscience est nécessaire dès lors qu’il s’agit de rendre une décision empreinte de justice ou d’équité. Tout l’art du juge est alors de réussir dans chaque espèce la conjonction harmonieuse entre la loi et sa conscience. C’est au confluent de ces deux données que se situe la justice. Grâce à sa conscience, il peut aller au-delà des exigences juridiques et rechercher la justice. C’est dans ce sens que M. Pierre Drai, écrit : « Dans la réalité, le juge (…) ne peut plus se contenter d’une simple déduction logique à partir des textes légaux ou de faits établis. Il ne doit plus se considérer comme satisfait s’il a pu motiver sa décision d’une façon acceptable. Il lui faut se surpasser et rechercher si cette décision sera tenue pour juste ou, du moins, raisonnable, et en plus acceptable pour les parties » . La quête du juste ne veut pas dire que le droit, en lui-même, soit exempt de tout souci ou de toute considération pour la justice. Mme Frison-Roche rappelle fort opportunément que « le droit a pour fonction d’établir et de maintenir un ordre juste. Le droit est ce par quoi se concrétise la justice, particulière et générale ». Il reste que ni le droit ni même le juge n’ont pour vocation prioritaire la recherche de la justice. Quoiqu’il en soit, la conscience du juge a bien sa place dans l’acte de juger car « c’est la conscience éclairée par la dialectique et le doute qui fait le choix décisif face aux déterminismes judiciaires et institutionnels ainsi qu’aux lacunes du droit ».
En somme, il ne devrait donc y avoir de concurrence entre la loi et la conscience dès lors que l’on reconnaît que dans l’office du juge, la conscience ne peut avoir qu’une fonction supplétive ou corrective par rapport à la loi. Mais, il n’en demeure pas moins que le recours abusif à la conscience pourrait avoir des conséquences fâcheuses. D’où la nécessité d’encadrer de manière stricte le recours du juge à sa conscience.
B. L’ENCADREMENT DU RECOURS A LA CONSCIENCE
47. Dans l’accomplissement de sa fonction juridictionnelle, le juge est donc confronté à sa conscience dans le maniement des règles de droit susceptibles de s’appliquer. Comme on l’a si justement relevé, « la conscience du juge est à chaque instant mise en cause par la façon selon laquelle la loi est appliquée par lui, ainsi que par la façon selon laquelle les faits de la cause sont appréciés et les allégations des parties pesées et jugées » . Dans ce rapport entre le juge, la loi et sa conscience, celle-ci apparaît comme un « facteur de distanciation » et un « facteur de doute » entre le juge et la loi . Le mécanisme de la décision judiciaire implique que le juge conserve une certaine marge de liberté par rapport à la loi qui n’est pas possible sans un minimum de distance et de doute. Le doute est la clef de l’acte juridictionnel en ce sens que le juge confronté à la contradiction qui résulte du discours et des éléments de faits produits par les parties, ne se fait une opinion définitive qu’à l’issue d’un cheminement intellectuel jonché d’hypothèses qui traduisent son incertitude. Autrement dit, le juge arrive à la décision en passant par le doute. Lorsqu’il ne peut sortir de cette « conjecture douteuse » pour asseoir sa conviction faute d’éléments certains, il lui est fait obligation en matière pénale de relaxer le prévenu au bénéfice du doute.
48. La distance et le doute qui procèdent ainsi de la conscience du juge ne signifient pas l’émancipation de ce dernier vis-à-vis de la loi. Le juge reste et demeure soumis à la loi qu’il applique simplement « sous l’œil de sa conscience ». Il ne saurait faire prévaloir la conscience sur la loi, c’est-à-dire « suivre l’inspiration de sa conscience plutôt que les dispositions strictes de la loi ». Aussi, force est de rappeler que dans l’acte de juger, la soumission à la loi est prioritaire par rapport au jeu de la conscience du juge. Les parties qui portent leur litige à la connaissance du juge s’attendent à ce qu’il soit d’abord tranché conformément au droit en vigueur et subsidiairement en « conscience ». La fonction du juge est donc avant tout de trancher les litiges en disant le droit. Sa conscience professionnelle qui le conduit à l’obéissance à la loi, fait obstacle à la mise en œuvre d’une conscience individuelle qui pourrait l’amener jusqu’à une sorte de désobéissance au droit.
49. La « voix de la conscience » ne saurait donc se muer en une quelconque clause de conscience qui peut conduire le juge à élever des objections au droit . Plus précisément, le juge ne peut refuser d’appliquer la loi ni l’écarter pour des raisons tenant à sa conscience individuelle. Aucun choix n’est possible entre le droit strict et la « loi de conscience ». Le principe de légalité l’emporte dans l’exercice des fonctions juridictionnelles et ne saurait supporter ni tolérer la « subversion » ou la « rébellion » de la conscience. En effet, admettre que la conscience du juge puisse primer sur l’application de la loi reviendrait à contribuer à l’affaiblissement inéluctable de l’impérativité et de la force du droit. Les conséquences d’un tel système seraient tout simplement catastrophiques car il conduirait à la ruine même de l’idée de justice, la justice selon la conscience ayant supplanté la justice suivant la loi. On ne saurait donc laisser la justice à la discrétion de la conscience du juge. C’est en appliquant les règles de droit qu’il doit assurer la balance entre les intérêts divergents des justiciables.
50. L’attente légitime par les parties d’une décision qui soit fondée en droit et qui soit en même temps juste, impose néanmoins une obligation et un devoir au juge qui traduisent bien les rapports d’interdépendance et de hiérarchie qui existent entre la loi et la conscience. L’obligation est, sous peine de sanctions juridiques, de statuer conformément aux règles de droit. Cette exigence doit être satisfaite en premier. Aussi, le juge doit d’abord épuiser toutes les ressources de la loi pour apporter au litige une solution motivée en droit. En agissant ainsi, il crée les conditions de la confiance des justiciables et de l’autorité de son jugement. Mais, le juge a aussi le devoir moral de rendre la décision la plus juste possible pour établir « la paix judiciaire » entre les parties. Sa situation est sans nul doute difficile. Un auteur a pu la résumer en ces termes : « Lorsque l’affaire qui lui est soumise se trouve en état d’être jugée, le juge peut alors passer à une autre sphère de son activité, celle qui pour lui est la plus essentielle puisqu’elle appartient de plein droit à ce en raison de quoi il existe : dire le droit, avec toute la justesse et la justice désirables (…) Le voici donc livré à sa propre conscience, le plus terrible des accusateurs » . En tout état de cause, il doit dire le droit tel qu’il le ressent dans son for intérieur, en écoutant la voix de sa conscience.
51. CONCLUSION

La relation entre la loi et la conscience dans l’office du juge est consubstantielle à l’activité juridictionnelle. Il n’y a pas d’alternative, pour le juge, entre dire le droit ou rendre justice. Le respect de la loi ne suffit pas car le droit ne conduit pas automatiquement à la justice. De même, la recherche d’une solution juste ne doit se faire que dans le cadre et les limites fixées par la loi. Dans tout jugement, le magistrat doit s’efforcer de décider aussi justement que la loi le lui permet et selon sa conscience. Comme l’écrit Théo Klein, « le juge, dans le maniement de la règle de droit, doit donc à tout moment analyser si sa stricte application est équitable ». La « paix judiciaire » est certainement à ce prix. Mais, cette quête du juste n’est pas aisée car il s’agit pour le juge « de peser juste avec une balance fausse, produire des solutions justes sans forcément avoir une idée ferme de l’idée de justice ». Le juge ne peut cependant y renoncer dès lors que les parties au procès n’acceptent et ne respectent les décisions judiciaires que si elles ont « le sentiment que passe à travers elles un esprit de justice ». En tout état de cause, il s’agit, pour le juge, de ne jamais oublier cet avertissement de Paul Roubier : « Les hommes ont une foi ardente dans l’existence de la justice, et leur cœur ne se résignera jamais à un divorce entre ce qui est juste et ce qui juridique »./.