Le contentieux du droit pénal des affaires devant les hautes juridictions nationales et devant la CCJA

S’unir pour réagir ou résister, tel fut l’objectif de l’Organisation pour l’Harmonisation en Afrique du Droit des Affaires (OHADA) face à la mondialisation de l’économie lancée dans les années 1990 . Il fallait dans tous les cas trouver un droit des affaires spécifique et adapté au sol africain, afin de corriger les insuffisances du droit commercial hérité de la colonisation et devenu désuet face aux réalités de la nouvelle donne économique mondiale.

Le droit OHADA se devait alors d’être pour l’entreprise, un élément stratégique pour le développement de l’économie et un outil de performance. Cette évolution ne pouvait se faire ni dans le désordre, ni dans l’immoralité. Pour canaliser les comportements susceptibles de compromettre l’activité économique et de porter atteinte aux objectifs poursuivis par la réforme, le législateur communautaire a envisagé des infractions pénales tout en restant prudent quant à la fixation des peines. Une telle prudence s’explique par la particularité et la complexité du droit pénal qui touche à l’ordre public interne de chaque Etat Partie au Traité portant harmonisation du droit des affaires.
Si à travers l’OHADA les Etats Parties ont « sacrifié » une partie de leur souveraineté en matière civile et commerciale, ils sont restés réticents tant que la matière pénale était en jeu. En effet, le prononcé d’une sanction pénale se présente comme le domaine réservé du juge national en cas de violation de la réglementation communautaire et/ou d’intégration économique . On a expliqué cela par le fait que si le juge communautaire venait à prononcer des peines privatives de liberté, la communauté ne disposerait pas de structure pour accueillir les pensionnaires de cette nature en attendant d’éventuels textes à ce sujet . Mais, la question va au-delà du problème des prisons communautaires pour atteindre l’essence même du droit pénal. Le droit pénal est un droit essentiellement « sanctionnateur », et chaque législateur national prend des dispositions pénales en tenant compte de l’atteinte que l’infraction peut porter à son ordre public interne. Le problème est donc de savoir si un Etat peut laisser le soin à une organisation, fût-elle communautaire, de décider de la sanction à infliger à celui qui a enfreint ses dispositions d’ordre public. Cette question innerve tout le droit répressif, car un comportement puni d’une peine criminelle dans un Etat peut n’être puni que d’une peine correctionnelle ou contraventionnelle dans un autre Etat, ou ne même pas être puni du tout. Tel est par exemple le cas de l’homosexualité qui au Cameroun est une infraction prévue par l’article 347 bis du code pénal , alors que dans d’autres pays, elle participe de la liberté sexuelle. C’est dans ce sens qu’il faut situer la pensée de Portalis selon laquelle « la lecture des lois pénales d’un peuple peut donner une juste idée de sa morale publique et de ses mœurs privées ».

Les auteurs relativisent cette conception en affirmant que rien n’empêche les Etats de fédérer leurs conceptions philosophico-juridiques pour mettre en place un dispositif répressif commun en laissant aux juges une marge d’appréciation permettant de moduler les peines prévues au moment de leur application en fonction des particularités de l’espèce . Ces auteurs reconnaissent tout de même les limites de leur critique, en faisant valoir que l’uniformisation des peines au niveau communautaire pourrait se heurter au problème de niveau de développement . En tout état de cause, la recherche de l’efficacité de la répression commande que la norme soit rapprochée au maximum du citoyen, car pour les destinataires de la loi pénale, celle-ci doit être le reflet de leurs profondes aspirations et de leur volonté propre . Ainsi, les auteurs estiment que la matière pénale, de par sa spécificité, apparaît généralement comme l’un des bastions de la résistance des ordres juridiques internes à une pénétration « sauvage » du droit international . On reproche au droit international de charrier le flou, l’incertain, des énoncés vagues, là où au contraire l’on a besoin d’infractions définies et assorties de peines précises .

Engagé à assurer la moralité des affaires, le législateur OHADA s’est arrogé le pouvoir le déterminer les incriminations pénales, laissant aux Etats Parties le soin de déterminer les sanctions y afférentes. Le contentieux du droit pénal des affaires devient donc un contentieux biface, qui change en fonction de l’origine de la norme en cause.
Que signifie alors le contentieux du droit pénal des affaires OHADA ? A notre sens, il s’agit des problèmes juridiques que soulève la mise en œuvre des infractions contenues dans les actes uniformes et des sanctions y afférentes, prises par les Etats Parties. Cela dit, on peut constater que le législateur OHADA n’a pas défini le droit des affaires, préférant énumérer de manière non limitative les matières entrant dans le champ d’application du Traité. Selon l’article 2, « pour l’application du Traité, entrent dans le domaine du droit des affaires l’ensemble des règles relatives au droit des sociétés et au statut juridique des commerçants, au recouvrement des créances, aux sûretés et aux voies d’exécution, au régime du redressement des entreprises et de la liquidation judiciaire, au droit de l’arbitrage, au droit du travail, au droit comptable, au droit de la vente et des transports, et toute autre matière que le Conseil des Ministres déciderait, à l’unanimité, d’y inclure, conformément à l’objet du présent Traité et aux dispositions de l’article 8 ci-après ».

Cette énumération restrictive, n’inclut pas d’autres matières qui relèvent du droit des affaires, telles que le droit de la consommation, le droit de la concurrence, le droit bancaire, le droit des marchés publics, le droit des assurances, le droit pétrolier, le droit de la propriété intellectuelle, le droit des changes, etc. On comprend que le contentieux pénal objet de la présente étude est le contentieux du droit pénal des affaires OHADA et non le contentieux du droit pénal des affaires des pays de l’espace OHADA .

Aux termes de l’article 5 alinéa 2 du traité, « les actes uniformes peuvent inclure des dispositions d’incrimination pénale. Les Etats Parties s’engagent à déterminer les sanctions pénales encourues ». Qu’elle soit heureuse ou malheureuse, cette répartition de compétence entre l’OHADA et les Etats Parties ne manque pas de poser des problèmes sur le plan du contentieux. Quelle est, en effet, la haute juridiction compétente pour connaître du contentieux du droit pénal des affaires OHADA ? La réponse à cette question ne saurait être univoque. Elle est essentiellement tributaire du problème juridique soulevé par le contentieux. S’il s’agit d’une question relevant de la qualification des infractions pénales, le contentieux sera en principe réglé par la Cour Commune de Justice et d’Arbitrage (CCJA). En revanche, s’il s’agit d’une question relevant de l’application des sanctions pénales, les Hautes juridictions nationales retrouveront leur domaine de prédilection. Il en résulte indubitablement un éclatement du contentieux (I), qui sera forcément difficile à mettre en œuvre (II).

I- L’éclatement du contentieux du droit pénal des affaires OHADA entre les Hautes Juridictions Nationales et la CCJA

La dualité législative n’entraîne-t-elle pas la dualité juridictionnelle ? Telle est la question qui vient à l’esprit lorsqu’on s’interroge sur la nature du contentieux qui peut être soulevé dans le cadre de l’application du droit pénal des affaires OHADA. Aussi curieux que cela puisse paraître, il y a un législateur qui définit les comportements répréhensibles et un autre qui définit les sanctions applicables. Cette situation est révélatrice du fait que la rencontre entre le droit pénal et le droit communautaire est une rencontre difficile, même si elle est inévitable . La dichotomie ainsi créée, interdit à l’un d’empiéter sur le domaine de l’autre, en respect du principe de la répartition des compétences entre les législateurs nationaux et internationaux.
La séparation entre la définition de l’infraction et la fixation de la peine aboutit à la décomposition de l’élément légal des infractions d’affaires qui se manifeste par la différence de la base légale de ses deux principales composantes. Ainsi, l’incrimination sera fondée sur un texte communautaire, supranational, alors que la sanction relèvera, quant à elle, des législations nationales . C’est ce que Jacques BORE a appelé la « mobilisation du droit national au service du droit communautaire » .
Toutefois, ce partage est inégalitaire parce que l’un dicte sa loi sur l’autre. Le législateur OHADA étant un législateur supranational, impose ses normes aux législateurs étatiques, créant du coup une situation de dépendance et de subordination. La suprématie des actes uniformes sur les actes dérivés étatiques est donc affirmée, contraignant le législateur étatique à n’édicter que des normes qui sont en droite ligne des directives communautaires. L’article 10 du Traité va dans ce sens lorsqu’il dispose que « les actes uniformes sont directement applicables et obligatoires dans les Etats Parties nonobstant toute disposition contraire de droit interne, antérieure ou postérieure ». Cette situation innerve le contentieux, dont il convient d’étudier les deux principales articulations, en faisant la part entre la Cour Commune de Justice et d’Arbitrage (A) et les Cours Suprêmes Nationales (B).

A- La CCJA : Juge du contentieux de la définition des incriminations pénales

Il importe ici non seulement de montrer que la compétence de la CCJA en matière du contentieux de la qualification des incriminations pénales est reconnue de manière feutrée par le Traité OHADA (1), mais également de déterminer le mode de saisine de cette Haute Juridiction communautaire en cette matière (2).

1)- La reconnaissance feutrée de la compétence contentieuse de la CCJA en matière pénale

La compétence juridictionnelle de la CCJA est consacrée par l’article 14 du Traité du 17 octobre 1993 relatif à l’harmonisation du droit des affaires . Selon ce texte révisé, « la Cour Commune de Justice et d’Arbitrage assure dans les Etats Parties l’interprétation et l’application communes du Traité ainsi que des Règlements pris pour son application, des actes uniformes et des décisions.

…Saisie par la voie du recours en cassation, la Cour se prononce sur les décisions rendues par les juridictions d’appel des Etats Parties dans toutes les affaires soulevant des questions relatives à l’application des actes uniformes et des règlements prévus au présent Traité à l’exception des décisions appliquant des sanctions pénales…».
Lorsqu’on ne prête pas attention à la lecture de cette disposition, on peut penser qu’elle confie tout le contentieux du droit pénal des affaires aux Hautes Juridictions Nationales. Dans cette optique, un auteur a pu écrire que le législateur aurait mieux fait de dire simplement « à l’exception des décisions en matière pénale » . Pourtant, une telle généralisation violerait le principe posé par l’article 5 alinéa 2 du Traité, en créant une dévolution de tout le contentieux du droit pénal des affaires aux Hautes Juridictions Nationales, alors qu’elles ne devraient connaître que des décisions appliquant des sanctions pénales. Il faut bien comprendre que le texte parle de décisions appliquant des sanctions pénales, excluant celles qui statuent uniquement sur la qualification. Or il faut d’abord qualifier les faits avant de prononcer la peine applicable. Les problèmes peuvent alors surgir lorsque les parties litigantes ne s’accordent pas sur la qualification à retenir. Le juge national, chargé seulement d’appliquer la sanction, sera obligé de renvoyer la question de la qualification au juge de la CCJA, chargé d’assurer l’harmonisation de l’interprétation et de l’application des actes uniformes définissant les incriminations pénales. Pour mieux comprendre la portée de l’article 14, il importe de le lire en tenant compte de l’article 5 alinéa 2 susvisé.

Selon l’article 5 alinéa 2 du Traité, « les actes uniformes peuvent inclure des dispositions d’incrimination pénale… ». C’est dire que le législateur communautaire peut assortir certains actes uniformes de la définition des comportements susceptibles de compromettre la moralité des affaires. L’OHADA se donne alors pour mission de définir les éléments matériels et moraux de l’infraction, même si elle n’a pas consacré un acte uniforme au droit pénal , se donnant la tâche de définir les incriminations dans pratiquement tous les actes uniformes . Cela étant, et en vertu de l’article 14 alinéa 1, seul la CCJA assure dans les Etats Parties l’interprétation et l’application communes desdits actes. Il en résulte qu’elle seule est compétente pour juger de la qualification des faits relevant des incriminations de l’OHADA. En cas d’acquittement ou de relaxe par le juge national, la CCJA pourra être saisie en cassation pour réexaminer la qualification des faits. Cette situation consacre l’effectivité du partage des compétences juridictionnelles entre la CCJA et les Hautes juridictions nationales . Une telle division du contentieux amène à se demander comment la CCJA pourra être saisie en matière pénale.

2)- Les modes de saisine de la CCJA en matière pénale

De la lecture de l’article 14 du Traité, on relève que la CCJA a une fonction consultative et une fonction juridictionnelle. Saisie pour consultation, elle peut émettre des avis pour assurer l’interprétation et l’application communes du Traité et des règlements pris pour son application, des actes uniformes et des décisions. Saisie par la voie du recours en cassation, elle peut casser les décisions rendues par les juridictions de fond des Etats Parties, évoquer les affaires en cause et statuer à nouveau. Elle se transforme ainsi en un troisième degré de juridiction. Il importe d’examiner d’une part, la saisine de la CCJA par la voie du recours en cassation (a) et d’autre part, la saisine de la CCJA par la voie consultative (b).

a)- La saisine de la CCJA par la voie du recours en cassation

En application de l’article 14 alinéa 3 du Traité révisé, lorsque la CCJA est saisie par la voie du recours en cassation, elle est incompétente pour statuer sur les « décisions appliquant des sanctions pénales ». Que faut-il entendre par « décisions appliquant des sanctions pénales » ? Faut-il penser que le législateur a voulu parler des décisions en matière pénale ? Nous ne le pensons pas. Les décisions appliquant des sanctions pénales sont évidemment des décisions de condamnation. Une décision d’acquittement ou de relaxe se limite sur la culpabilité et n’applique aucune sanction pénale. Celle-ci n’est appliquée que lorsque le tribunal a retenu une qualification pénale à l’encontre de la personne poursuivie.

De même, une décision de requalification ou de disqualification prise par le tribunal ne prononce aucune sanction pénale. D’ailleurs, au Cameroun, l’article 362 du code de procédure pénale dispose que « si le tribunal estime que les faits tels qu’exposés par l’accusation doivent être autrement qualifiés, il précise la nouvelle qualification et la notifie au prévenu…Si la nouvelle qualification ne relève pas de sa compétence, le tribunal se déclare incompétent… ». Le Ministère public ou le prévenu peut donc élever le débat à ce niveau, surtout s’il n’est pas d’accord avec la qualification retenue par le tribunal. Puisqu’il s’agit de caractériser les éléments constitutifs d’une infraction prévue par les actes uniformes, c’est la CCJA qui connaîtra en cassation, cette question de qualification.

On le voit, la CCJA peut être saisie en cassation en matière pénale tant que la question soulevée ne concerne pas l’application d’une peine répressive. Il convient alors de s’interroger sur les suites d’une telle procédure. Si la Cour confirme la décision de la juridiction nationale statuant en dernier ressort, il n’y a aucun problème. Mais, en cas de cassation, est-elle habilitée à évoquer ? Selon l’article 14 alinéa 5 du Traité, en cas de cassation, la Cour évoque et statue sur le fond. En application de cette disposition, la CCJA pourra évoquer et statuer sur le fond. Mais sa décision se limitera sur la culpabilité ou sur la qualification. Elle devra alors renvoyer aux juridictions nationales pour l’application des sanctions pénales. Dans ce contexte, la suggestion du professeur ISSA SAYEGH selon laquelle le « législateur OHADA aurait dû étendre le pouvoir d’évocation aux procédures en cause, les parties devant produire le texte pénal applicable » , perd sa portée. Tant que le problème juridique reste celui de l’application des actes uniformes, la CCJA n’a pas besoin de connaître la législation pénale nationale sur la peine, dont l’application ne relève pas de sa compétence d’attribution. Ce faisant, le principe de la répartition des compétences juridictionnelles est sauvegardé.

En ce qui concerne les personnes habilitées à former les pourvois en cassation devant la CCJA, l’article 15 du Traité précise que les pourvois en cassation sont portés devant la CCJA, soit par l’une des parties à l’instance, soit sur renvoi d’une juridiction nationale statuant en cassation saisie d’une affaire soulevant des questions relatives à l’application des actes uniformes. Le recours formé par l’une des parties est l’hypothèse la plus fréquente, alors que le recours sur renvoi est assez rare .

La saisine de la Cour par renvoi, est une procédure de coopération judiciaire entre le juge national et le juge communautaire permettant au premier de saisir le second chaque fois qu’il a des difficultés sur l’interprétation ou sur la validité d’une norme communautaire . Par ce moyen, la Haute Juridiction de Cassation Communautaire assure aux juridictions suprêmes nationales une interprétation et une application harmonieuses des actes uniformes édictant les incriminations pénales. Cette procédure n’est pas l’apanage du seul droit OHADA. Dans le cadre de la CEMAC, le renvoi préjudiciel est prévu par les articles 26 et 27 de la convention régissant la Cour de Justice de la CEMAC, adoptée à Libreville le 30 janvier 2009 .

Mais on peut se demander si la procédure du renvoi est applicable non seulement en matière d’interprétation, mais également en matière de choix de qualification, lorsque les faits sont susceptibles de recevoir plusieurs qualifications. Cette question se pose, car au Cameroun, le débat est encore vif sur la qualification à retenir entre l’abus des biens sociaux qui est puni des peines correctionnelles et le détournement de deniers publics qui devient un crime lorsque la valeur des biens en cause est supérieure à 100.000 FCFA et inférieure ou égale à 500.000 FCFA. On estime que lorsqu’un dirigeant d’une société à capital majoritairement public a abusé des biens de la société à ses fins personnelles, l’infraction à retenir prend la qualification de détournement de deniers publics, avec les distinctions prévues par l’article 184 du code pénal camerounais . La Cour Suprême du Cameroun ne s’est pas encore prononcée sur la question.
En principe, lorsqu’un même fait est susceptible de recevoir plusieurs qualifications, le juge choisit la qualification relative à l’infraction la plus sévèrement réprimée. Mais lorsqu’il y a une loi spéciale qui réprime un fait, celle-ci déroge aux dispositions générales contenues dans le code pénal. Le contentieux en cassation, qui n’est pas celui de la qualification ou de l’interprétation, mais plutôt celui du choix de la qualification, relèverait de la compétence des Hautes juridictions nationales de cassation, tout comme le contentieux de l’application des peines. Cela dit, la CCJA peut aussi être saisie par la voie consultative.

b)- La saisine de la CCJA par la voie consultative

Conformément à l’article 14 alinéa 2 du Traité, la faculté de solliciter l’avis consultatif de la CCJA est reconnue aux Etats Parties, au Conseil des Ministres de l’OHADA, et aux juridictions nationales saisies du contentieux relatif à l’application des actes uniformes.

Lorsque la Cour exerce sa fonction consultative, elle se prononce par des avis, sur l’interprétation et l’application de tous les textes du droit uniforme OHADA. Elle peut donc émettre des avis sur des questions de qualification des incriminations pénales. On peut se demander quels sont les effets de ces avis. S’agissant des avis consultatifs, ils ne s’imposent pas en principe à leur demandeur. Mais la doctrine pense qu’une distinction devrait être faite entre les avis que la Cour est amenée à donner sur les avant-projets d’actes uniformes dans les délais (art. 6 et 7 du Traité), et les demandes d’avis émanant des Etats ou des juridictions .

Il faut seulement regretter le fait que la faculté de saisir la Cour pour consultation n’ait pas été directement reconnue, ni aux auxiliaires de justice, ni à leurs organisations professionnelles, ni aux opérateurs économiques . Il reste aux juridictions nationales de développer le reflexe de demandes d’avis lorsqu’elles se heurteront aux difficultés d’interprétation en matière pénale, afin de contribuer à une meilleure communautarisation du droit pénal des affaires en Afrique. Une telle démarche devrait aussi s’imposer, lorsque les juridictions nationales statuent sur le contentieux relevant de l’application des peines accessoires contenues dans certains actes uniformes.

B- Les Cours Suprêmes Nationales : Juges du contentieux de l’application des sanctions pénales

La compétence des Cours Suprêmes nationales pour statuer sur le contentieux relevant de l’application des peines est clairement reconnue par le Traité OHADA (1), mais il s’agit d’une compétence subordonnée à la volonté étatique (2).

1)- Une compétence clairement reconnue par le traité OHADA

En interdisant à la CCJA saisie par la voie du recours en cassation de connaître des décisions appliquant des sanctions pénales, le législateur OHADA a, a contrario, clairement confié la connaissance en cassation de ces décisions aux Hautes Juridictions nationales de cassation. Toutefois, ce contentieux reste rare dans la pratique, semble-t-il à cause du retard pris par les Etats pour édicter des sanctions pénales. De même, les sociétés hésitent encore à développer le reflexe d’engager la responsabilité pénale de leurs responsables (directeurs généraux, commissaires aux comptes, administrateurs, etc.). Les recherches faites à la Section Pénale de la Cour Suprême du Cameroun sur les arrêts rendus de 2008 à 2012 n’ont pas permis de mettre en évidence une décision pénale mettant en cause l’application des infractions prévues par les actes uniformes.

Il importe tout de même de relever qu’avec la disparité des textes répressifs au niveau des Etats, l’application des sanctions pénales peut de heurter au problème de l’entrée en vigueur des textes (a), de la territorialité (b) et de la coopération judiciaire (c).

a)- Le problème de l’entrée en vigueur des lois pénales d’affaires OHADA

La mise en œuvre du droit pénal OHADA ne manquera pas de se heurter à la question de savoir quel est le point de départ de l’application de la loi pénale. Faut-il le situer au jour de l’entrée en vigueur de l’Acte uniforme ou plutôt au jour où l’Etat Partie a promulgué le texte fixant les sanctions pénales ? La question se pose au regard du principe de la non rétroactivité des lois pénales de fond, posé par l’article 3 du code pénal camerounais. Selon ce texte, « ne sont pas soumis à la loi pénale les faits commis antérieurement à son entrée en vigueur ou ceux qui n’ont pas été jugés avant son abrogation expresse ou tacite ». Ce principe internationalement reconnu, aura de la peine à s’appliquer. Si l’on met en avant l’entrée en vigueur du texte définissant les infractions d’affaires, les dates d’entrée en vigueur seront celles des actes uniformes portant ces incriminations. Ces dates varieront selon l’ancienneté de chaque acte uniforme concernant les incriminations pénales.

Mais, une incrimination sans sanction reste un vœu pieux. Le principe de la légalité des peines et des délits veut que non seulement le délinquant connaisse le texte d’incrimination qui définit le comportement répréhensible, mais également la sanction qui y est attachée. C’est au regard de cette sanction qu’il doit réguler sa conduite en connaissance de cause. Vu sous cet angle, seule l’entrée en vigueur du texte fixant les sanctions doit être prise en considération pour l’application du principe de non rétroactivité des lois pénales d’affaires OHADA. Elle permettra en outre de déterminer la loi pénale plus douce qui s’appliquera immédiatement aux faits commis et non définitivement jugés avant son entrée en vigueur, et la loi pénale plus sévère qui ne sera pas rétroactive.

b)- L’effritement du principe de la territorialité des lois pénales
La définition des infractions par le législateur communautaire brise les barrières entre Etats, et fait tomber le principe de réciprocité d’incrimination . Au Cameroun, ce principe est exprimé par l’article 10 du code pénal selon lequel « la loi pénale de la République s’applique aux faits commis à l’étranger par un citoyen ou résident, à condition qu’ils soient punissables par la loi du lieu de leur commission, et soient qualifiés crimes ou délits par les lois de la République ». Avec le droit OHADA, cette question ne sera plus soulevée devant les juridictions nationales en raison du caractère communautaire des incriminations. Ainsi, pour réprimer un comportement relevant du droit pénal des affaires OHADA, on n’aura plus besoin de vérifier si ce comportement est puni par la loi du lieu de commission. Dès lors, les juridictions deviennent compétentes en raison de la qualité de l’auteur du délit ou du lieu de commission de l’infraction . Il y a « effritement du principe de la territorialité dans sa facture classique » . Désormais, le territoire pénal du droit des affaires s’étend dans tout l’espace OHADA qui compte dix-sept (17) Etats . Mais la diversité des peines applicables au niveau des Etats ne manquera pas de porter un coup sur la coopération judiciaire.

c)- L’enjeu de la coopération judiciaire

En laissant la latitude à chaque Etat Partie de légiférer sur les peines applicables aux infractions d’affaires, chaque législateur national n’édicte que des sanctions applicables à son territoire pénal. Cette situation peut donner lieu à une répression en dent de scie, selon les territoires pénaux concernés et la diversité des peines applicables.
La conséquence se fera sentir sur le plan de la coopération judiciaire. Au Cameroun, selon l’article 642 du code de procédure pénale, le fait servant de base à la demande d’extradition doit être « au regard de la loi de l’Etat requérant et de la loi camerounaise, soit une infraction passible d’une peine privative de liberté dont le minimum est au moins égal à deux ans et dont la poursuite n’est pas rendue impossible par la prescription, l’amnistie ou toute autre cause légale, soit une peine privative de liberté encore légalement susceptible d’exécution, de six (6) mois au moins, compte tenu de la contrainte par corps… ». Il en résulte qu’un Etat ne pourra pas demander au Cameroun l’extradition d’un dirigeant de société qui a commis une infraction d’affaires si dans les deux pays, le fait n’est pas punissable d’une peine privative de liberté d’au moins deux (2) ans.

Cette nouvelle donne nécessite une évolution notable de la coopération judiciaire entre Etats Parties. Pour véritablement assainir les affaires et promouvoir le développement des pays de l’espace OHADA, chaque Etat devrait se sentir concerné par les infractions d’affaires commises dans un autre Etat. Toute dénonciation de la criminalité d’affaires par un Etat Partie devrait donc faire l’objet d’une poursuite systématique par l’Etat requis. Cette démarche permettrait d’ailleurs de lutter contre la criminalité transnationale dans le milieu d’affaires.

Mais une telle analyse ne va pas sans poser de problèmes. Comment faire lorsque l’un des Etats concernés n’a pas pris des sanctions relatives aux infractions d’affaires résultant des actes uniformes ? Il va sans dire que le principe de la réciprocité devrait reprendre son cours ici, et qu’un Etat ne pourra saisir l’autre pour poursuivre et réprimer de tels comportements que lorsque lui-même a pris un arsenal de sanctions répressives en la matière.

2)- Une compétence subordonnée à la volonté étatique d’édicter des sanctions pénales d’affaires

Si l’article 5 alinéa 2 du Traité de l’OHADA dispose que les actes uniformes peuvent inclure des dispositions d’incrimination pénale, il ajoute que « les Etats Parties s’engagent à déterminer les sanctions pénales applicables ». Le législateur communautaire avait-il besoin de préciser que les Etats Parties « s’engagent » à déterminer les sanctions applicables, alors même qu’en signant et en ratifiant le Traité, ils se sont engagés à l’exécuter de bonne foi conformément à l’article 26 de la Convention de Vienne du 23 mai 1969 sur le droit des traités (pacta sunt servanda) ?

On comprend que le législateur a entendu exercer une sorte de pression morale sur les Etats pour prendre des sanctions pénales d’affaires. De là, certains auteurs ont écrit que « le législateur n’a pas imaginé que certains Etats hésiteraient à accomplir cette noble tâche » . Pourtant, c’est justement parce que le législateur pressentait des résistances qu’il a davantage engagé les Etats Parties à prendre des sanctions pénales. Mais fallait-il s’arrêter à cette exigence pour croire que le tour est joué ? N’y avait-il pas moyen de prendre des dispositions plus contraignantes pour amener les Etats à se conformer au droit communautaire dans son ensemble, notamment en instituant le recours en manquement d’Etat tel que prévu par le nouveau Traité de la CEMAC ? La réalité montre que le législateur a été naïf en comptant sur la seule bonne foi des parties contractantes. Ainsi, sur les neuf (9) actes uniformes actuellement en vigueur, six (6) ont défini les agissements punissables que les Etats Parties se doivent de compléter en prenant des sanctions pénales .

Plus d’une décennie après la définition de certaines de ces infractions, seuls le Sénégal, le Cameroun, et la République Centrafricaine ont élaboré et publié des lois portant répression des infractions y relatives . Les autres Etats restent dans l’attentisme, créant ainsi des dysfonctionnements dans l’administration de la justice communautaire. Il se crée ainsi, de manière concomitante, des « paradis pénaux » et « des enfers pénaux » . L’investisseur, peu enclin à respecter le droit communautaire, se déportera vers le pays le moins répressif ou « pays refuge ». C’est le « forum shopping » qui s’installe, pouvant mettre en place de véritables organisations criminelles en matière d’affaires.
Quoiqu’il en soit, les Hautes Juridictions nationales ne connaîtront du contentieux en matière pénale que si les sanctions réprimant les infractions d’affaires ont été prises. Lorsque c’est le cas, elles sont seules compétentes pour connaître du contentieux relevant des textes pris par leurs législateurs. Elles connaissent d’ailleurs mieux que quiconque ces textes, et sont plus à l’aise pour les appliquer puisqu’ils relèvent de la philosophie ou de la politique répressive de leurs Etats. Ainsi, l’admission des circonstances atténuantes ou la prise en compte des circonstances aggravantes dépendra du trouble que l’infraction aura causé dans le milieu d’affaires et de la dangerosité du délinquant. On tombe alors de plein fouet sur le choix de la peine applicable. Selon l’article 93 du code pénal camerounais, « la peine ou la mesure prononcée dans les limites fixées ou autorisée par la loi doit toujours être fonction des circonstances de l’infraction, du danger qu’elle présente pour l’ordre public, de la personnalité du condamné et de ses possibilités de reclassement et des possibilités pratiques d’exécution ». Il y a là un souci de protection de la souveraineté des Etats Parties au Traité . Le juge est proche du justiciable, de sa loi, et de sa société. Cette cohérence permet de doser la répression en toute connaissance de cause, en tout cas de punir pas plus qu’il n’est juste et pas plus qu’il n’est nécessaire. Mais, la mise en œuvre de la répartition des compétences répressives décidée par le législateur communautaire reste une équation difficile à résoudre.

II- La difficile mise en œuvre de la répartition des compétences répressives entre les Hautes juridictions nationales et la CCJA

La répartition des compétences répressives entre les hautes juridictions nationales et la CCJA présente de sérieuses difficultés dans son application . Celles-ci se mesurent à l’aune du risque de conflit qui peut naître à partir du critère de répartition (A) du risque de lenteurs procédurales (B), et même de déni de justice (C).

A- Le risque de conflit de compétence entre les Hautes Juridictions nationales et la CCJA

De toute apparence, la répartition des compétences répressives par l’article 5 alinéa 2 du Traité est suffisamment claire et ne donne pas lieu à interprétation. Mais les problèmes peuvent survenir non seulement dans le cas où les actes uniformes édictent certaines sanctions relatives aux infractions définies (1), mais également lorsque le législateur national, au lieu de se contenter de fixer les peines, a créé de nouvelles incriminations (2).

1)- La fixation des peines répressives par certains actes uniformes

Le risque de conflit de compétence entre la CCJA et les juridictions nationales de cassation n’est pas une hypothèse d’école. La définition des domaines respectifs du législateur OHADA et des législateurs nationaux semble ne pas être étanche. Cette situation se révèle lorsque les actes uniformes définissent les sanctions relatives à certaines infractions d’affaires ou qu’ils renvoient à des infractions existantes dans les Etats Parties. On sait que tout législateur d’un Etat Partie à l’OHADA a le pouvoir, en vertu de sa compétence d’attribution définie par les actes uniformes, de déterminer un régime général de peines susceptibles d’être prononcées contre le délinquant, en distinguant de manière abstraite entre peines principales, peines complémentaires, peines accessoires et/ou mesures de sûreté .
Les entreprises commerciales, soucieuses de préserver leur image de marque, redoutent particulièrement les mesures qui peuvent nuire à leur réputation vis-à-vis de leurs partenaires économiques et de leur clientèle. Parmi ces mesures, on peut citer la publication du jugement et la fermeture d’établissement. D’autres mesures telles que l’interdiction d’exercer directement ou indirectement une ou plusieurs activités rentrant dans l’objet social, l’interdiction de faire appel public à l’épargne, l’interdiction de soumissionner les marchés publics, l’interdiction du droit de vote dans les assemblées générales, (…) sont également d’une gravité certaine.

L’examen des actes uniformes montre que le législateur uniforme a prévu certaines de ces mesures, dépouillant ainsi les législateurs nationaux d’une partie de leur compétence d’attribution en matière de fixation des peines. L’acte uniforme sur les procédures collectives d’apurement du passif est assez révélateur de cette situation. Ainsi, les mesures comme la publication du jugement, l’interdiction d’exercer la profession, l’interdiction d’exercer une fonction élective, administrative, judiciaire ou de représentation professionnelle, les déchéances et incapacités résultant de la faillite personnelle en application de l’article 203 de l’AUPCAP, relèvent des peines accessoires prévues par le code pénal camerounais. Si une législation nationale prévoit les mêmes sanctions en cas d’infraction d’affaires, il faut bien se demander si c’est la Cour suprême nationale ou la CCJA qui connaîtra du contentieux résultant de l’application de ces peines.

Par ailleurs, au lieu de laisser le législateur national décider en toute liberté, les actes uniformes lui ont donné une compétence liée dans certaines infractions, en renvoyant aux sanctions déjà prévues en droit interne. Aux termes de l’article 226 de l’AUPCAP, « les personnes coupables de banqueroute et délits assimilés à la banqueroute sont passibles des peines prévues pour ces infractions par les dispositions du droit pénal en vigueur dans chaque Etat Partie ». Dans le même registre, l’article 241 dudit acte uniforme dispose que « le conjoint, les descendants ou les collatéraux du débiteur ou ses alliés qui, à l’insu du débiteur, auraient détourné, diverti ou recelé des effets dépendant de l’actif du débiteur en état de cessation des paiements, encourent les peines prévues par le droit pénal en vigueur dans chaque Etat Partie pour les infractions commises au préjudice d’un incapable ». Ce renvoi aux peines prévues par le doit pénal interne des Etats Parties est également contenu dans les articles 243 et 244 de l’AUPCAP. Par ailleurs, l’article 246 de cet acte uniforme prévoit la publication du jugement en ces termes : « sans préjudice des dispositions relatives au casier judiciaire, toutes décisions de condamnation rendue en vertu des dispositions du présent Titre sont, aux frais des condamnés, affichées et publiées dans un journal habilité à recevoir les annonces légales ainsi que, par extrait sommaire, au Journal Officiel mentionnant le numéro du journal d’annonces légales où la première insertion a été publiée ».

On le voit, la cloison n’est pas étanche entre les deux compétences juridictionnelles. Bien évidemment, La CCJA a été conçue, à titre principal, comme l’expression d’un pouvoir judiciaire commun aux Etats Parties à l’OHADA et le dépositaire suprême de la sauvegarde de l’espace juridique intégré . Les dispositions du Traité et du Règlement de procédure posent clairement le principe de la supranationalité judiciaire . Là où les actes uniformes ont légiféré, la compétence de la CCJA est affirmée, et il revient aux juridictions suprêmes des Etats de se plier. Ainsi, si une question se pose devant les Cours suprêmes nationales relativement aux sanctions pénales prévues par les actes uniformes, c’est encore la CCJA qui en connaîtra, soit par la procédure du renvoi, soit par la voie consultative.

On a à cet effet affirmé que le modèle d’intégration juridique OHADA apparaît comme une technique originale d’abandon massif de souveraineté et de supranationalité qui ne va pas laisser quelques doutes sur son avenir . Comme l’affirme avec pertinence le Professeur POUGOUE Paul-Gérard, si l’institution de la Conférence des Chefs d’Etats par le Traité révisé à Québec fait craindre le risque de transformation de l’OHADA en une union politique, il n’en reste pas moins que l’esprit et la lettre des articles 3 et 27 du Traité instituant la Conférence limitent celle-ci à un rôle d’impulsion . Il est surtout question de prendre le taureau par les cornes, en impliquant directement les Chefs d’Etats dans le processus de renforcement de l’intégration entreprise. Les directives communautaires répercutées directement par les Chefs d’Etats à leurs organes internes ne sauraient souffrir d’inexécution, et c’est tant mieux pour le succès de l’intégration. Mais celle-ci ne sera véritablement effective que si les Etats parties ne créent pas de nouvelles incriminations relatives au droit des affaires.

2)- La définition par les législateurs nationaux des incriminations relatives aux actes uniformes OHADA

Nous avons déjà relevé que trois pays seulement : le Sénégal , le Cameroun , et la République Centrafricaine , ont jusqu’ici pris des textes portant répression des infractions contenues dans certains actes uniformes. Les législateurs camerounais et centrafricains, à la différence de leur homologue sénégalais, ont repris les incriminations déjà définies par les actes uniformes avant de leur affecter des sanctions correspondantes. Cette manière de légiférer a été fortement critiquée par certains auteurs, qui estiment qu’il y a violation de la délimitation des compétences de l’article 5 du Traité, créant un déphasage avec le principe de l’effet direct et immédiat de la norme OHADA .

Cette critique ne peut tenir que si au lieu de reprendre les incriminations, le législateur national a ajouté au texte des nouvelles incriminations. La reproduction des incriminations définies par les actes uniformes en les assortissant de sanctions semble plus conforme au principe de la légalité criminelle. Au lieu que le délinquant potentiel aille se renseigner sur le texte OHADA qui prévoit une infraction, avant d’aller chercher le texte de loi interne qui la réprime, il a à la fois l’incrimination et la sanction.

Dans le contexte africain où l’analphabétisme est encore ambiant et où même les praticiens du droit ont de la peine à trouver les textes applicables à cause de leur caractère épars, il est de bon ton que le législateur reprenne les infractions et les assortisse de sanctions correspondantes. Il n’y a rien d’anormal à cela, car les actes uniformes sont d’office considérés comme lois internes de chaque Etat Partie. Leur reprise dans un texte interne, loin de constituer une violation de compétence législative, n’est que la consécration de l’internalisation de leurs dispositions. Cette reprise ne crée donc pas une dévolution du contentieux de l’interprétation aux Cours Suprêmes des Etats concernés, mais simplement la recherche de la cohérence entre l’incrimination et la sanction, pour éviter que le « dogme » du respect du droit communautaire porte atteinte aux droits et libertés individuelles.

Le problème peut se poser en cas d’erreurs ou d’omissions lors de la reproduction du texte communautaire. S’agissant d’une simple reproduction, les erreurs ou omissions pourraient être corrigées par les actes uniformes eux-mêmes, considérés comme version authentique du texte d’incrimination. Dans tous les cas, les infractions définies par les actes uniformes s’insèrent dans la sphère du droit pénal interne et épousent leur contour relatif aux peines fixées.

En ce qui concerne l’imputabilité, les juridictions nationales sont tenues de se conformer au cadre fixé par les actes uniformes. Là où l’infraction est rattachée à la fonction, le législateur interne ne pourra pas l’imputer à une personne qui ne remplit pas la fonction considérée. La société personne morale ne pourrait pas écoper des sanctions là où le législateur communautaire n’a rattaché l’infraction qu’au dirigeant social. A ce niveau, on se rend compte que le législateur OHADA n’a visé comme auteurs des infractions en matière de sociétés commerciales que les personnes physiques, dirigeants sociaux, sans envisager l’hypothèse où la personne morale peut être poursuivie avec ses dirigeants. Dès lors, le droit pénal OHADA se démarque du droit pénal moderne qui a édicté des incriminations et des peines adaptées aux personnes morales . Cela dit, le partage des compétences juridictionnelles pourrait entraîner des lenteurs procédurales.

B- Le risque de lenteurs procédurales

La complexification du procès par le partage de compétences répressives peut se répercuter non seulement sur les libertés individuelles, mais également sur la continuité de l’exploitation commerciale.

1)- Risque lié à la situation pénale de la personne poursuivie

Il est évident que si la Cour Commune de Justice et d’Arbitrage, saisie en interprétation d’une qualification pénale doit d’abord se prononcer avant de renvoyer l’affaire à la Cour Suprême nationale initialement saisie, un temps suffisamment long devra s’intercaler entre la commission de l’infraction et le jugement effectif du délinquant. Cette situation se complique du fait qu’on est en matière pénale où la présomption d’innocence et la liberté individuelle commandent que l’affaire soit jugée dans un délai raisonnable . Si le prévenu est détenu, le temps d’attente risque de lui être très préjudiciable au cas où la procédure aboutit à une décision d’acquittement ou de relaxe. Comme l’affirme Joseph FOMETEU, la répartition des compétences répressives entre la CCJA qui devra connaître de l’interprétation des textes d’incrimination et les Cours suprêmes nationales qui devront connaître de l’application des sanctions pénales sans s’immiscer dans le contenu de l’infraction, est « aberrante sur le plan intellectuel et peu commode sur le plan procédural » .

Le Professeur ISSAH SAYEGH n’a pas manqué de s’inquiéter sur cette situation, se demandant « comment admettre en effet que la CCJA doive d’abord se prononcer sur la bonne application des dispositions d’incrimination pénale et renvoyer ensuite (en cas de cassation) à la juridiction nationale pour qu’il soit statué sur la sanction » ? A cause de cette aberration qui, en plus, serait source de lenteur et de complexité inutile, l’auteur estime qu’il serait « sage d’admettre que la CCJA ne peut connaître d’aucune décision pénale, même si une question de dommages et intérêts y est attachée » .

Seulement, une telle possibilité passe par la modification des dispositions des articles 5 et 14 du Traité. Cela n’irait pas sans conséquences, car ce qu’on aura gagné en harmonie sur le plan juridique créerait des dissensions jurisprudentielles. Chaque Cour Suprême nationale serait à mesure de donner son propre contenu aux diverses incriminations sans aucun contrôle de la CCJA. Le caractère supranational et transnational de cette Haute juridiction communautaire s’en trouverait gravement affecté. Pourtant, c’est en son sein que l’on ressent l’émergence d’un véritable « ordre judiciaire ». Les justiciables des Etats Parties peuvent se prévaloir des droits issus des actes uniformes et ces Etats ont l’obligation de protéger ces droits. La CCJA affirme l’ordre juridique OHADA en dégageant des principes généraux du droit à partir du fonds commun de valeurs et de normes de l’espace OHADA .

Cette compétence supranationale n’a pas toujours été bien vue par les juridictions nationales d’appel et de cassation. Dans le cadre de l’Association Africaine des Hautes Juridictions Francophones (AA-HJF), elles ont fait onze recommandations portant quasi exclusivement sur les rôles respectifs de la CCJA et les Juridictions Suprêmes nationales des Etats parties . L’essentiel de ces recommandations consistait dans la rétrocession des compétences aux juridictions nationales de cassation en matière de droit OHADA, assortie d’un délai de douze (12) mois au bout duquel la juridiction nationale pourrait être dessaisie par pourvoi du justiciable, au profit de la CCJA. Une telle proposition ne saurait tenir, car elle alourdirait gravement le procès, en créant une période d’impasse au terme de laquelle le justiciable doit saisir la CCJA si la juridiction nationale n’a pas apporté de solution au litige. Dans tous les cas, revenir de manière générale sur la compétence actuelle de la CCJA ne pourrait qu’aggraver l’insécurité juridique .

En matière pénale notamment, il est souhaitable que toutes les dispositions des actes uniformes qui édictent des infractions pénales soient assorties des sanctions, lesquelles peuvent être déterminées soit par renvoi aux peines réprimant les infractions similaires dans les Etats Parties, soit par l’adoption d’un texte spécifique pris à cet effet . On peut d’ailleurs observer que les autres organisations d’intégration juridique (OAPI, CIMA, UEMOA, CEMAC…) ont eu le courage de déterminer les sanctions relatives à certaines infractions qu’elles ont définies . Il faut donc déplorer le fait que le droit pénal des affaires OHADA soit incomplet du fait de l’interdiction faite par le Traité à cette organisation d’édicter les sanctions pénales des délits qu’elle se contente seulement de définir sans les réprimer. Un auteur n’a d’ailleurs pas manqué de qualifier cette situation de « fuite de responsabilités » du législateur communautaire . Les lenteurs qui résultent du partage des compétences législatives et juridictionnelles peuvent même nuire à la continuité de l’exploitation commerciale.
2)- Risque lié à la continuité de l’exploitation commerciale
L’allongement des délais de procédure lié à la saisine de deux juridictions pour connaître d’une même affaire pénale peut nuire à la continuité de l’activité commerciale concernée. Le principe de la présomption d’innocence posé par l’article 8 du code de procédure pénale camerounais postule que « toute personne suspectée d’avoir commis une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie au cours d’un procès où toutes les garanties nécessaires à sa défense lui seront assurées ». Il en résulte que le dirigeant social poursuivi peut ne pas être facilement remplacé, en attendant la décision de la juridiction répressive. Mais ce genre de cas sera rare, car la société qui veut préserver son image de marque prendra le risque de se débarrasser de son dirigeant poursuivi sans attendre, sauf si elle bénéficiait de l’activité criminelle de ce dirigeant.
D’autre part, si les sanctions telles que la fermeture d’établissement, l’interdiction d’exercer la profession ou la publication de la décision ont été ordonnées et exécutées, le temps d’attente devant les Hautes Juridictions de cassation ne manquera pas de causer un préjudice important aux activités de l’entreprise. Un établissement qui est fermé pendant longtemps suite à une décision de justice qui sera éventuellement réformée perd la clientèle, les marchés et même son crédit. Cette situation peut être le début de sa descente aux enfers, alors que la célérité voulue par la mise en place d’un droit uniformisé avait justement pour but d’éviter ce genre d’écueil. Mais, même lorsque le législateur national a légiféré, il faut éviter le déni de justice.

C- Risque de déni de justice

Selon l’article 4 du code civil applicable au Cameroun, « le juge qui refusera de juger, sous prétexte du silence, de l’obscurité ou de l’insuffisance de la loi, pourra être poursuivi comme coupable de déni de justice ». Cette disposition s’applique aussi bien en matière civile qu’en matière pénale. Lorsque le juge a un sérieux doute sur le texte applicable en matière pénale, il ne peut refuser de juger, sous peine de déni de justice. Mais il doit prononcer l’acquittement ou la relaxe de la personne poursuivie, en vertu du principe de la légalité criminelle selon lequel les peines et les mesures sont fixées par la loi et ne sont prononcées qu’à raison des infractions légalement prévues .
La question se pose lorsque le législateur national a fixé les peines relatives à certaines infractions prévues dans les actes uniformes et a oublié de fixer les peines réprimant d’autres infractions. Cette situation a été dénoncée à propos de l’article 69 de l’acte uniforme sur le droit commercial général qui prévoit des infractions relatives au défaut d’immatriculation ou à la fraude en matière d’immatriculation au Registre de Commerce et du Crédit Mobilier (RCCM). Selon cette disposition, « toute personne tenue d’accomplir une des formalités prescrites au présent acte uniforme, et qui s’en est abstenue, ou encore qui a effectué une formalité par fraude, est punie des peines prévues par la loi pénale nationale, ou le cas échéant par la loi pénale spéciale prise par l’Etat partie en application du présent acte uniforme… ».

Les auteurs ont relevé que ni la loi sénégalaise, ni la loi camerounaise qui édictent des sanctions relatives aux infractions prévues dans certains actes uniformes, n’ont prévu des sanctions pénales relatives à la violation des prescriptions en matière de Registre de Commerce et du Crédit Mobilier . Certains ont proposé en l’espèce l’application de l’article 332 alinéa 2 (b) du code pénal . Cet article dispose en substance : « est puni d’un emprisonnement de un à deux ans tout commerçant qui, en état de cessation de paiement, ou avant cette cessation dans les cas où elle en est la conséquence…enfreint la réglementation en vigueur relative au registre de commerce… ».
D’autres ont pensé que le défaut d’immatriculation au RCCM est une fraude qui s’apparente à un faux, passible des sanctions prévues par l’article 314 du code pénal camerounais qui punit le faux en écriture de commerce .

Un troisième courant de pensée a critiqué tous ces choix, préférant proposer l’application « des peines jadis applicables », prévues par le Décret du 17 février 1930 instituant un registre du commerce dans le territoire placé sous mandat de la France, modifié par la loi du 15 avril 1954. Pour ces auteurs, il importe d’adapter les peines prévues dans ce texte, en convertissant le franc français en franc CFA dévalué pour obtenir le montant actuel des amendes qui y sont prévues . Cette manipulation des peines s’accommode très mal du principe de la légalité criminelle. Tout délinquant potentiel en la matière sera-t-il suffisamment instruit pour convertir la monnaie prévue dans ce vieux texte d’incrimination déjà dépassé et laissé aux oubliettes par le droit uniforme? A notre sens, à défaut d’appliquer l’article 332 alinéa 3(b) du code pénal, une réforme législative s’impose pour fixer les sanctions applicables en matière d’immatriculation au RCCM.

En tout état de cause, cette situation est révélatrice du contentieux qui peut être soulevé devant les Hautes juridictions nationales à propos de l’application des textes prévoyant des sanctions pénales dans certains actes uniformes. Une telle situation peut amener le juge étatique à constater que ces infractions ne sont pas réprimées et à prononcer la relaxe de leurs auteurs. Il est donc urgent de repenser le système du droit pénal des affaires OHADA pour lui donner plus de cohérence.
Au terme de cette étude, il est loisible de remarquer que le partage des compétences répressives est sources de problèmes. Mieux vaut centraliser les incriminations et les sanctions au niveau de la CCJA pour réduire le risque de lenteurs procédurales. Cette solution vaut mieux que celle consistant à créer une structure chargée de centraliser la répression des infractions d’affaires .

Par ailleurs, il faut envisager la nécessité de procéder à une vérification générale et permanente de la conformité entre la législation communautaire et les législations nationales dans les matières qui font l’objet de l’harmonisation. Cela permet d’éviter que le droit pénal communautaire évolue à plusieurs vitesses, selon qu’un Etat partie a pris des sanctions pénales y relatives ou non. On pourrait même à la longue, comme c’est déjà le cas au niveau de la CEMAC, envisager le mécanisme du recours en manquement d’Etat, permettant de sanctionner tout Etat Partie qui ne se conforme pas dans les délais au droit communautaire .

Cette solution n’est pas à négliger, contrairement à l’opinion d’une certaine doctrine qui pense que la clé du problème se trouve entre les mains des juges, qui doivent assurer la primauté du droit communautaire sur le droit interne . Que peut bien faire le juge communautaire en l’absence d’un recours en manquement, lorsqu’une loi comme la loi camerounaise du 19 avril 2007 instituant le juge du contentieux de l’exécution, viole le principe du double degré de juridiction pourtant prévu par l’article 49 de l’acte uniforme portant organisation des procédures simplifiées de recouvrement et des voies d’exécution ? Seule l’existence d’un recours en manquement est de nature à permettre à la CCJA de condamner l’Etat camerounais à modifier sa législation.

Comme autre conséquence de l’absence d’un tel recours, on constate que depuis l’apparition des premiers actes uniformes en 1998, la majorité des Etats Parties manifestent encore leur aversion à l’égard des sanctions pénales qu’ils sont censés prendre pour compléter les infractions définies par les actes uniformes. Tout laisse donc croire que le droit pénal des affaires OHADA et le contentieux en résultant, ont encore du chemin à faire…pour que vive et se consolide l’intégration juridique et judiciaire.