A propos de l’effectivité des codes éthiques : contribution à un changement de perspectives des sources créatrices du droit privé

1. Dans le contexte dit de mondialisation économique et financière, la capacité d’intervention des Etats se trouve désormais limitée . Il est désormais banal d’évoquer le développement d’une nouvelle catégorie de « normes de conduite », et autres « chartes éthiques » dont la spécificité est d’émaner, non plus d’autorités publiques, mais d’acteurs privés des milieux d’affaires et, au premier chef, des entreprises elles-mêmes . Sous des appellations variées , elles tendent à organiser le comportement des membres d’une profession ou consistent en une déclaration unilatérale d’une entreprise sur le comportement qu’elle entend avoir dans ses rapports avec ses différents partenaires que sont les consommateurs, les clients ou usagers, les fournisseurs, les actionnaires et le personnel salarié.

D’origine américaine , ces chartes ont d’abord été importées par les filiales des groupes multinationaux nord-américains ou anglo-saxons et ont ensuite inspiré plus récemment un nombre non négligeable de grandes entreprises françaises et européennes. Ces Codes de conduite se sont multipliés depuis les années 1970 .

2. Au Cameroun par exemple, l’actualité de la question ne fait aucun doute. Le principal Groupement Inter patronal, connu sous l’acronyme GICAM, a décidé d’en faire l’une des priorités de sa raison d’être . Mais surtout, dans la perspective de développer la recherche et de proposer de nouveaux programmes de formation, certaines Institutions universitaires nationales suscitent d’ores et déjà des réflexions d’envergure sur le cadre général de son expression . Dans la même veine, un forum international des « pionniers de la Responsabilité sociétale des entreprises en Afrique » a été organisé dans ce pays . Ces assises ont une vocation pérenne .

Au plan normatif, en dépit d’un développement marginal de la démarche des codes éthiques, il existe des cadres juridiques et économiques qui favorisent son émergence. On peut mettre en avant, semble-t-il, les Actes Uniformes adoptés par l’Organisation pour l’Harmonisation en Afrique du droit des Affaires, en abrégée OHADA et obligeant les entreprises, à rendre compte de leurs états financiers. Il y a aussi des textes nationaux , voire régionaux ou internationaux . Cette vision est loin d’être globale .

3. De ce point de vue, l’exigence des Codes éthiques n’est-elle pas en train de devenir, selon l’expression du professeur François Guy TREBULLE, « le fruit d’une époque qui s’attache de moins en moins aux frontières, de moins en moins aux traditions juridiques » . En droit continental comme en droit de common law ou de celui construit autour de ces deux systèmes juridiques par leurs anciennes colonies, la réalité est unique. Pour autant, cette unicité n’est pas uniformité en raison de la divergence des comportements erratiques des marchés .

De contenu variable, ces documents contribuent à façonner l’image de l’entreprise, à faire œuvre de transparence, en espérant emporter l’adhésion de leurs destinataires .Mêlant ainsi impératifs économiques et éthiques, les entreprises trouvent là une occasion de se ressourcer dans les valeurs ambiantes. Elles participent à leur façon au courant éthique contemporain de la vie des affaires, non sans qu’on sache toujours s’il ne s’agit pas d’un simple discours de surface à visée publicitaire . Ce faisant, elles répondent à l’appel du Professeur LE TOURNEAU invitant à faire mentir l’éminent Georges RIPERT qui affirmait que « ces personnes, dites morales, n’ont pas de vie morale » .

4. La logique qui sous-tend leur adoption témoigne de la prise de conscience, par les entreprises, et sous la pression conjuguée des investisseurs et/ou consommateurs, de leur  »responsabilité sociale » dans divers domaines tels que l’emploi, l’environnement ou les droits fondamentaux . L’intérêt pour ces différents enjeux et leur transcription en termes de « Responsabilité sociale des entreprises » est l’une des illustrations par lesquelles s’affirme l’existence de ce qu’un auteur a bien identifié comme « une morale entrepreneuriale conduisant à restaurer la légitimité de l’économie de marché en ne l’abandonnant pas à ses pires démons » . Il y a probablement là une volonté d’échapper aux effets pervers de la mobilisation dite ‘’antimondialisation’’. Pour les acteurs de la mondialisation économique, il est question comme l’a relevé de manière particulièrement symptomatique le professeur François Guy TREBULLE, de démontrer qu’ « ils sont aussi des entités citoyennes revendiquant une responsabilité positive » qui fait partie de l’une des composantes de leur identité. L’image est à la fois séduisante et illusoire. Que peut-on attendre d’une responsabilité sans engagement qui ne lie pas et dont la sanction n’est autre que celle du marché ? On est confronté à un véritable flou. La responsabilité sociale des entreprises s’inscrit certainement dans le cadre du mouvement qui fait primer la régulation sur la réglementation .

5. L’autorégulation par le biais de codes de conduite, de codes éthique, de codes déontologique…émanant principalement d’entreprises privées lui fournit un excellent mode d’expression . Alors que la première génération de codes éthique avait été adoptée au milieu des années 1970 sous l’influence de l’OCDE et de l’OIT , ce rôle est dévolu désormais à la responsabilité sociale de l’entreprise. Parce que celle-ci n’a pas vocation à se substituer aux divers instruments qui ont déjà été mis en place mais bien davantage à les utiliser ou à leur donner une cohérence complémentaire, les codes éthiques constituent-ils l’un des principaux moyens pouvant être mis en œuvre dans ce cadre . Ce faisant, la responsabilité sociale des entreprises donne lieu depuis quelques années au développement de nouveaux codes à l’initiative surtout des seules entreprises multinationales, et ce pour répondre à «la pression des investisseurs et des consommateurs » .
Bien que ces instruments ne rentrent pas tous dans une logique de la responsabilité sociale des entreprises car faisant partie de ce que certains qualifient « d’éthique dissuasive et non proactive » , ils entretiennent avec cette dernière un rapport indéniable. A cet égard, ils participent, selon certains auteurs, « à la construction du paysage juridique de la responsabilité sociale de l’entreprise en incitant les entreprises à jouer un rôle positif au plan économique, social et environnemental » . Comme l’ensemble de la démarche de « Responsabilité sociale des entreprises », une telle adhésion repose sur le volontariat. Il s’agit, pour l’entreprise, d’établir qu’elle est disposée à se soumettre à des contraintes plus strictes que celles résultant des règles légales. Mais comme le relève toutefois un auteur, « volontaire ne signifie pas facultatif » . On en déduit qu’une fois que l’entreprise aura manifesté sa volonté de se conformer à des règles dont elle a précisé elle-même le contenu, les tiers intéressés devraient pouvoir compter sur le respect de ses engagements. Les codes éthiques volontaires sont donc bien de nature à faire naître des obligations.

6. Seulement, il semble que ces codes éthique contiennent le plus souvent des engagements formulés en termes très généraux. Ainsi retrouve-t-on des formules assez imprécises . Mais parfois, des engagements plus précis occupent une place importante . La variabilité du contenu de ces codes découle de leur nature juridique même : instruments d’autodiscipline destinés à instaurer des normes tendant à provoquer une adhésion au type de comportement souhaité, ces codes expriment la nécessité de respecter les exigences de loyauté et de transparence dans les pratiques professionnelles . Ils sont en général vides de toute obligation juridique excédant celles que le droit assigne à l’entreprise. Par conséquent, leur principal effet est d’améliorer l’image de marque de l’entreprise auprès de ses partenaires, de ses salariés et de ses clients . En parallèle, ces codes constituent des outils de management .

Il y a à l’évidence, dans la rédaction des codes éthiques, une dimension commerciale qui doit être prise en compte alors même que l’instrument de promotion prend une forme qui évoque un texte juridique . Cette présentation formelle est loin de résoudre la principale difficulté qui semble subsister en la matière : les codes éthiques apparaissent bien souvent comme des déclarations générales dépourvues de portée pratique. Dès lors, des discussions naissent sur la question de leur réceptivité par les milieux judiciaires nationaux en raison de l’éclectisme qui caractérise les instruments d’édiction d’un tel droit qualifié de « mou » . On est en présence d’un processus sérieux qui invite à s’interroger sur le pourquoi, la place, le rôle et la portée juridique des chartes d’entreprise élaborées par les opérateurs privés.

Cette œuvre est difficile. S’il est relativement aisé de déceler les raisons d’être des codes de conduite privés que sont les chartes d’éthique, il est beaucoup plus délicat d’analyser leur fonctionnement concret. L’effectivité d’un droit non obligatoire et évolutif est évidemment plus problématique. L’hésitation porte sur la force obligatoire de cet instrument au demeurant juridiquement mal défini et découlant naturellement des incertitudes qui affectent le caractère du code et l’existence même du pouvoir normatif de leurs initiateurs.

7. La question est dès lors de savoir si cette éthique de l’entreprise existe réellement sur le plan juridique, c’est-à-dire si cette notion a une effectivité, une portée réelle. La question cruciale devient alors celle de savoir quelle est l’effectivité des codes d’éthique et de conduite? En d’autres termes, existe-t-il une éthique, en tant que corps de principes distincts et autonomes de la règle de droit, qui s’impose à l’entreprise de manière contraignante? Est-ce que ces textes assurent une protection efficace des droits envisagés? Quelle est, au besoin, leur valeur juridique? Ne s’agit-il pas d’engagements dépourvus de toute effectivité, destinés uniquement à ériger une façade de respectabilité à bon compte? Les codes d’éthique ou de bonne conduite n’auraient-ils pas vocation à remplacer progressivement le droit?

De manière générale, l’attitude positiviste n’accorde aux directives éthiques qu’une simple autorité morale en leur déniant toute force juridique . Le caractère le plus surprenant des codes d’éthique est alors sans doute pour le profane, et peut-être pour de nombreux juristes, leur caractère non obligatoire. Dans ces conditions, l’effectivité des codes connaît de sérieuses limites (I).On ne devrait pas trop s’alarmer pour autant. Car comme l’enseigne le professeur Gérard FARJAT, « les juristes devraient pourtant savoir aujourd’hui que l’effectivité d’une norme n’est pas nécessairement liée à son obligatoriété. Les possibilités d’effectivité des codes de conduite privés sont (…) considérables pour qui ne s’en tient pas aux apparences et à une définition formelle de l’efficacité. En réalité, il existe (…) plusieurs voies pour assurer l’effectivité d’une norme » . De ce fait, les voies de l’effectivité des codes d’éthique sont envisageables (II).

I- La limitation de l’effectivité des codes d’éthique

8. L’effectivité des codes d’éthique doit être appréciée en fonction des objectifs qui leur sont assignés en général par leurs auteurs. Or, si leur domaine est toujours très spécifique, très localisé, il est souvent affirmé par leurs auteurs ou par les milieux d’affaires, qu’ils sont les plus propres à assurer non seulement la défense de tel ou tel intérêt professionnel entendu étroitement, mais le fonctionnement de l’activité au bénéfice de tous les intéressés.

A ce discours s’oppose un certain nombre de facteurs essentiellement d’ordre juridique qui viennent démentir cette analyse en limitant l’effectivité des codes d’éthique. On constate que d’une part, l’éthique de l’entreprise présente une juridicité affaiblie (A), et d’autre part, que son effectivité est limitée par des exigences liées à la protection de l’intérêt social (B).

A – L’éthique limitée par l’affaiblissement de son degré de juridicité

9. La juridicisation de l’éthique signifie ici la reconnaissance ou la réception par l’ordre juridique étatique des principes éthiques ou déontologiques . Cette juridicité paraît affaiblie en raison de la faible effectivité de ces principes. Celle-ci trouve en réalité son explication dans deux facteurs : la reprise des principes de l’éthique par les règles de droit (1) et la dépendance de l’éthique au droit positif (2).

1 – La reprise des principes de l’éthique par les règles de droit

10. Si les codes éthiques sont destinés à susciter au sein des entreprises une prise de conscience de l’importance de préoccupations liées au bien commun, il est impossible que la réglementation ne subisse pas de répercussions de ce phénomène. En effet, dès lors que, en tant que tiers intéressés, les pouvoirs publics ont connaissance de la volonté de certains de prendre en compte des préoccupations identiques à celles qu’ils ont tendance à organiser, ils vont s’interroger sur l’opportunité de généraliser cette prise en compte dans une démarche contraignante . De la sorte, la plupart des principes mentionnés lorsque l’on parle de l’éthique figurent déjà dans notre droit positif en la matière. L’éthique ne fait alors que reprendre des principes protégés au travers des règles de droit.

Cette prise en compte de l’éthique par les règles de droit participe certainement de son rôle fondamental et peut s’avérer très bénéfique. L’intervention peut prendre bien des formes mais notamment celle de la valorisation du comportement initié dans le cadre d’une démarche volontaire. C’est d’ailleurs l’une des fonctions des codes éthiques que de stimuler le législateur en l’incitant à combler des lacunes de son droit . Soulignant ce point, un auteur a pu relever, à propos d’éthique médicale – mais la réflexion doit être étendue-, que « la réflexion éthique est préalable et essentielle à l’élaboration de la règle de droit » . La démarche éthique pourra ainsi se voir consacrée par le droit. De là, la création de normes juridiques transcrivant des principes éthiques préalablement identifiés peut être la condition d’un respect réel de ces principes, alors qu’ils auraient fait l’objet d’une adhésion formelle .
Selon Alain COURET , la déontologie se développe le plus souvent dans le silence de la loi. Alors que l’éthique donne les principes directeurs, la déontologie leur donne un contenu concret . Comme Charley HANNOUN le fait remarquer, la plupart des obligations déontologiques peuvent être « rattachées aux obligations de conseil, de diligence et de prudence que contient le droit positif » . Pour leur part, les codes de déontologie, au sens strict, confirment l’emprise du droit. Ce faisant, l’un des effets souhaités de l’existence des codes éthiques sera paralysé : on voulait tenir le droit positif à l’écart, il se saisit paradoxalement du domaine envisagé .

11. Le fondement de la solution découle de celui même qui est dégagé par ces principes. Les règles d’éthique ont de manière générale un arrière plan moral. Le droit positif camerounais, à l’image du droit français qui l’inspire la plupart de temps, contient de nombreuses traces de l’influence d’une certaine morale des affaires, d’une éthique diraient certains. Ainsi, la loi et la jurisprudence exigent la bonne foi dans la formation et l’exécution des contrats . La jurisprudence tire de cette exigence de bonne foi un devoir de loyauté et de coopération dans les affaires. Par ailleurs, les manœuvres d’une entreprise pour tromper ses partenaires dans ses relations commerciales peuvent être sanctionnées par la nullité des contrats pour dol. L’entreprise ne peut se livrer à n’importe quelle activité en raison des interdictions posées par le droit. Pour être valable, le contrat ne doit être contraire à l’ordre public et aux bonnes mœurs . Celles-ci peuvent se définir, par référence à une éthique transcendantale, soit comme ce que fait la majorité de la population .

Au travers de l’infraction d’abus de biens sociaux par exemple, le législateur OHADA des sociétés commerciales et du Groupement d’intérêt économique prévoit la sanction pénale des dirigeants qui font un usage des biens de la société contraire à l’intérêt social, c’est-à-dire l’intérêt de la personne morale distincte de ses associés . De surcroît, l’infraction exige qu’ils aient agi à des fins personnelles ou pour favoriser une autre société ou entreprise dans laquelle ils étaient intéressés directement ou indirectement. Le fondement moral de ce délit ne fait guère de doute. Il s’agit en réalité de sanctionner l’entrepreneur qui « vampirise » la société en se servant de biens qui ne lui appartiennent pas pour ses propres intérêts. On pourrait multiplier les exemples de règles de droit et de notions légales dans lesquelles on peut déceler les principes éthiques.

12. Les partisans de l’éthique de l’entreprise redécouvrent une vérité ancienne: le système économique ne peut pas fonctionner efficacement si les acteurs ne peuvent pas avoir un minimum de confiance entre eux. L’éthique peut alors y contribuer dans la mesure où elle se traduit notamment par les principes de loyauté ou le respect des engagements pris. L’instrument de base est la charte éthique qui résume la mission de l’entreprise et les valeurs auxquelles elle se réfère, ainsi que ses grands objectifs permanents. La doctrine rassemble sous l’expression de charte des textes consistant en une énumération de préceptes dont les objets sont disparates . Ces textes expriment une recherche de normativité plus souple et viennent s’insérer dans des espaces dont l’intervention publique et la réglementation sont absentes ou se sont retirées. La charte est l’expression d’un idéal qui doit rester cohérent avec les objectifs économiques et financiers de l’entreprise. Le contenu des chartes n’est le plus souvent que la récupération du droit existant sous la forme d’affirmations très générales.

Les règles de déontologie peuvent acquérir une force juridique lorsque la loi, elle-même, a habilité les professionnels à définir des règles dans le respect du cadre qu’elle a fixé. Lorsque l’éthique acquiert une force contraignante, elle la puise dans le système juridique. En ce sens, on peut dire que l’éthique est dépendante du droit, car son effectivité est conditionnée par le droit positif.

2 – La dépendance de l’éthique au droit positif

13. Que les principes posés par l’éthique soient ou non une reprise de règles de droit existantes, il faut reconnaître qu’ils peuvent parfois acquérir une force obligatoire. Dans ce cas, cette reconnaissance résulte du droit. Cette valeur juridique va de soi lorsque le principe éthique s’incarne dans une règle de droit existante. Mais le droit peut aussi conférer indirectement dans certaines conditions des effets juridiques à l’éthique.

A première vue, tout commande que les chartes soient dépourvues de toute valeur juridique. Il s’agit d’y affirmer des valeurs d’entreprise, et le contenu, lorsqu’il touche au droit, est souvent redondant par rapport aux règles de droit. Malgré tout, la doctrine s’est interrogée sur la valeur juridique des codes de conduite . En la matière, il convient de distinguer les codes de conduite, de déontologie qui émanent d’autorités administratives indépendantes et qui ont une force contraignante par la volonté de la loi, de ceux définis comme des recommandations qui n’ont pas de caractère obligatoire mais jouent un rôle de persuasion sociale. Les codes de conduite apparaissent d’abord comme des instruments d’autodiscipline permettant l’autorégulation d’une branche d’activité par ses opérateurs. Cette démarche obéit souvent à la volonté de prévenir une intervention réglementaire des pouvoirs publics plus contraignante.

14. Est-ce à dire que l’éthique et les chartes qui contiennent ces principes n’ont aucun effet juridique? On ne le pense pas véritablement. Les chartes, si elles ne peuvent prétendre emporter des effets obligatoires pour leurs destinataires, peuvent entraîner des effets juridiques limités. Elles sont, en effet, de nature à engager des responsabilités. Lorsque l’entreprise choisit d’intégrer l’éthique dans son management sur la base d’un calcul de rentabilité à moyen et long terme, elle cherche à donner une large publicité à sa charte éthique .
Cette démarche ne sera pas sans conséquence, même dans l’hypothèse où elle n’est pas fondée sur une conviction sincère mais plutôt sur une tentative de récupération. L’intégration de l’éthique dans la politique générale de l’entreprise et sa révélation aux tiers en font un élément contractuel. Là encore, on s’aperçoit que les chartes de déontologie acquièrent des effets juridiques par le biais du droit. Les mécanismes du contrat et de la responsabilité civile sont ainsi perçus comme une solution susceptible d’apporter à l’éthique la force juridique qui lui fait en théorie défaut.

Si l’on adhère à l’idée du pluralisme juridique, il apparaît que ces codes ne sont pas dépourvus de toute valeur juridique dans la mesure où ils peuvent être juridicisés au moyen du standard juridique. Au départ, ils ne sont que de simples autorités de fait à l’égard desquels le système juridique garde toute liberté : celui-ci peut condamner ou juridiciser les dispositions des codes de conduite. Si certaines dispositions n’ont pas d’intérêt, certains codes ont reçu une consécration officielle par les autorités publiques . Les standards classiques du droit que sont la faute, la fraude, le dol ou la bonne foi, peuvent permettre la prise en compte de dispositions de ces codes par le juge. La norme de conduite élaborée par un organisme privé peut acquérir une effectivité dès lors que le juge l’analyse comme un standard professionnel dont la violation est sanctionnable juridiquement. Dans ces conditions, «l’ordre juridique étatique participe à l’effectivité d’une norme de conduite édictée ou élaborée par un ordre juridique privé dans la mesure où il voit, notamment, un standard professionnel dont la violation est constitutive d’une faute » .

15. L’éthique peut acquérir également une certaine valeur juridique lorsqu’elle prend la forme d’usages. Pour apprécier l’existence d’une faute, les usages propres à une profession peuvent servir à éclairer le juge. Assez souvent, la loi prescrit de se référer aux usages dits conventionnels, pour interpréter ou compléter les contrats . En général, les usages ne s’imposent qu’à défaut de conventions contraires. Ils viennent compléter la volonté des parties qui ne se sont exprimées que pour l’essentiel. Dans la mesure où un code de déontologie peut être le regroupement d’usages propres à un secteur déterminé, on perçoit que la valeur juridique du code de déontologie peut découler de celle attribuée aux usages. Or, les usages peuvent prendre valeurs de règles de droit par consécration de la loi ou de la jurisprudence. Il faut réserver aussi l’hypothèse où les usages ont valeur de règles de droit indépendamment de la loi en raison de leur caractère de coutume , au sens juridique du terme. Il apparaît là encore que les codes de déontologie et implicitement les principes éthiques qui les inspirent, prennent ainsi une force juridique par le sceau du droit.

La juridicisation de l’éthique peut se manifester par ailleurs dans le fonctionnement interne de l’entreprise. En effet, l’éthique de l’entreprise peut s’exprimer sous la forme de règles déontologiques internes. En France par exemple, la jurisprudence a indiqué que la règle à caractère déontologique contenue dans une note de service pouvait s’imposer au salarié . Pareille difficulté n’a pas encore été posée au juge camerounais. Mais compte tenu des rapports qui existent entre les deux systèmes juridiques et du mimétisme qui a toujours caractérisé le droit camerounais, il y a peu de doutes à ce que ses juges rechignent à adopter un raisonnement similaire au cas où ils viendraient à être saisis en de pareilles circonstances .

16. On peut ainsi comprendre que de nombreux codes privés reprennent des dispositions du droit d’Etat. Il y a « réception » du droit d’Etat par le droit professionnel. Bien entendu, l’attitude du milieu professionnel ou économique vis-à-vis de l’ordre étatique varie suivant le domaine de la réglementation. Il est des pratiques commerciales qui sont particulièrement difficiles à soumettre à des règles étatiques, comme les pratiques anticoncurrentielles. Dans des cas extrêmes, un comportement recherché par les pouvoirs publics ne peut être obtenu qu’avec l’assentiment ou la collaboration des agents économiques privés . Contrairement aux apparences, l’efficacité du droit étatique peut être subordonnée à son acceptation par la profession ou le milieu économique.

Pour une bonne part donc, il convient de retenir que les principes de l’éthique ne sont qu’une redécouverte et une transcription des règles de droit applicables à l’entreprise. Ces principes, émanant des acteurs sociaux, ont dans certaines conditions une force contraignante. Seulement, ils se trouvent limités hélas, par le respect du droit et notamment par l’obligation de compatibilité avec l’intérêt social.

B – L’éthique limitée par l’intérêt social

17. Même si l’éthique se déploie dans un espace non réglementé par le droit, elle doit se plier à la contrainte de l’intérêt social dès lors qu’elle touche à la sphère de l’entreprise (1). En conséquence, les responsabilités imposées à cet égard aux dirigeants peuvent limiter l’efficacité de l’éthique sur l’entreprise (2).

1 – Une gestion de la société déterminée par l’intérêt social

18. Pour la doctrine, l’intérêt social indique le sens dans lequel doit se déployer l’activité sociale . De son côté, l’article 4 de l’Acte Uniforme relatif au droit des sociétés commerciales et du groupement d’intérêt économique de l’OHADA, à l’instar de l’article 1832 du code civil de 1804 qui lui a servi de source d’inspiration, définit la société comme un contrat par lequel « deux ou plusieurs personnes conviennent, (…) d’affecter à une activité des biens en numéraire ou en nature, dans le but de partager le bénéfice ou de profiter de l’économie qui pourra en résulter ». On peut se demander ce qui le différencie en réalité du but de la société, tel qu’il est relevé par les textes. A s’en tenir aux lumineuses analyses de certains auteurs , la différence tient à ce qu’ici, on définit « un but final abstrait pour la catégorie juridique du contrat de sociétés », tandis que là-bas, il est question de « sa concrétisation dans la durée ».

En ce sens, il existe une corrélation étroite entre le but de la société qu’est « partager le bénéfice ou …profiter de l’économie » et l’intérêt social. Celui-ci est nécessairement affecté si le but de la société n’est pas réalisable d’aucune manière. Au-delà, on peut y voir certes un renouvellement de l’analyse des relations entre associés, mais surtout un renouvellement dans la ligne traditionnelle percevant la société comme un contrat unissant les divers associés. Mieux, la finalité de la société qu’ils ont créée est souvent présentée comme étant fondée sur la prise en compte de l’intérêt des actionnaires.

On perçoit ainsi le caractère illusoire d’une conception de l’éthique qui voudrait que l’entrepreneur agisse toujours sur la base de principes à caractère moral puisqu’il risquerait d’entrer en conflit avec la vocation même de la société. La société visant à réaliser des profits, l’éthique doit, en pratique, composer avec cette exigence. Cette situation est de nature à en restreindre la portée.

19. L’Etat entrepreneur montre lui aussi, au travers de l’exemple des entreprises à capitaux publics, les limites de l’éthique. Celle-ci n’est pas propre au secteur privé, elle concerne également le secteur public. Les principes du service public constituent ainsi les premières références déontologiques de l’administration. Or, l’étude des entreprises publiques et parapubliques montre une soumission croissante aux mêmes règles que celles des entreprises privées .

En France par exemple, la jurisprudence a rappelé que lorsque les personnes publiques se livrent à des opérations de production, de distribution ou de services, elles sont soumises aux règles du droit de la concurrence définies par l’ordonnance du 1er décembre 1986. Au Cameroun, la loi n° 98-13 du 14 juillet 1998 relative à la concurrence prévoit en son article 2 que « Les dispositions de la présente loi sont applicables à tous les secteurs de l’économie nationale, à toutes les opérations de production et/ou de commercialisation des produits et services réalisés sur le territoire national par des personnes physiques ou morales, publiques, parapubliques ou privées ». Il s’ensuit que lorsque des personnes publiques participent elles-mêmes à la réalisation d’opérations commerciales, comme le ferait un entrepreneur privé, elles devraient se plier aux contraintes du droit de la concurrence, à l’instar d’une entreprise privée. Les exigences de ce que l’on pourrait appeler une « éthique de l’intérêt général » doivent composer avec les contraintes économiques et les règles de la concurrence. L’Etat entrepreneur ne pourra imposer, en pratique, à ses entreprises des principes qui iraient à l’encontre de l’intérêt social.
20.L’intérêt social est une contrainte réelle pour l’éthique dans la mesure où la responsabilité des dirigeants est engagée par son non-respect. L’éthique doit s’insérer dans le cadre posé par l’intérêt social, ce qui suppose d’en expliquer succinctement le contenu.

Comme l’indique le professeur Alain VIANDIER, « l’intérêt social est le concept majeur du droit moderne des sociétés » . Il s’agit là d’un concept que ni le législateur de l’OHADA, ni le législateur français n’ont pensé à le définir. Pour sa part, la doctrine dans son ensemble se divise entre les tenants d’un intérêt social identifié à l’intérêt des associés et ceux qui considèrent que l’intérêt social n’est rien d’autre que l’intérêt de l’entreprise . Quant à Monsieur BERTREL, il considère que l’intérêt social est d’abord et avant tout l’intérêt des associés mais n’est pas que l’intérêt de ceux-ci .

L’article 4 alinéa 2 de l’Acte uniforme relatif au des sociétés commerciales et du GIE reprenant également l’article 1833 du Code civil de 1804, fait quant à lui référence à l’intérêt commun des associés, qui impose une égalité des associés. Ceux qui estiment que l’intérêt social est limité à l’intérêt des associés auront dès lors tendance à identifier l’intérêt social à l’intérêt commun des associés . Mais au vrai, l’opposition entre ces deux conceptions est relative. L’intérêt de l’entreprise dans son ensemble est à long terme l’intérêt de tous les associés. Il n’est pas exclu que la différence irréductible de ces deux points de vue pourra surgir à certains moments de la vie sociale.

21. A partir du moment où l’éthique entend peser sur la gestion de l’entreprise, elle se trouve confrontée à l’intérêt social que les dirigeants et associés doivent respecter. Or, si l’on admet que l’intérêt des associés y occupe une place importante, il est compréhensible que l’éthique ait une portée relative puisqu’elle doit composer avec cet intérêt. Les exigences de l’éthique ne vont, en effet, pas toujours dans le sens de la maximisation des profits, tout au moins à court terme. En l’absence de dispositions légales, l’éthique ne peut aller à l’encontre de l’intérêt social, ce qui en limite ainsi l’impact . Dans certaines situations cependant, l’éthique peut servir les intérêts de l’entreprise. Elle devient ainsi une contrainte volontairement admise par les dirigeants dans leur gestion.

Il est possible d’aller encore un peu plus loin. A ce titre, il faut mentionner dans les objets concernés par l’intérêt social, des aspects liés traditionnellement à la maîtrise de l’organisation et de la gestion de la société. La pluralité de ses composantes et les divers intérêts en jeu nécessitent une intervention du législateur pour éviter l’anarchie ou la suprématie abusive de certains sur d’autres. Cette intervention est plus ou moins foisonnante selon les enjeux dévolus par la loi aux sociétés commerciales selon le critère de la spécificité . De la sorte, l’intérêt social doit être placé dans la perspective du gouvernement d’entreprise . Ce n’est pas simplement une terminologie susceptible d’être commune avec la Corporate Social responsability, mais bien l’observation que dans un cas comme dans l’autre, il s’agit d’identifier les limites de certains comportements. En ce sens, l’exigence traduit bien le fait que parmi les stakeholders dont il faut tenir compte se retrouvent les associés, eux-mêmes, mais encore, le constat est désormais partagé, les fournisseurs ou les concurrents notamment .
L’intérêt social n’est donc pas exclusive d’une considération de tous les porteurs d’intérêts, internes ou tiers intéressés externes ; et ceci d’autant moins que ces intérêts recouvrent, pour partie, ceux de l’entreprise. C’est permettre, peu ou prou, à l’éthique de coexister avec l’intérêt social.

22. On le voit, deux hypothèses sont envisageables à la lumière de ces différents développements. Soit les principes éthiques ont été juridicisés. Dans ce cas, ils auront une effectivité certaine par le biais du système juridique. L’intérêt social devra intégrer ces principes comme une contrainte juridique à laquelle il est soumis. Soit les principes éthiques ne sont que des normes de fait dont l’application dépend du bon vouloir des dirigeants. Aussi, ils ne pourront influer sur la gestion de la société que dans les limites de l’intérêt social. Il s’agira surtout d’un intérêt social dont les règles légales de responsabilité permettront d’assurer le respect.

2 – Une limitation assurée par les règles de responsabilité des dirigeants

23. Lorsqu’on examine les règles de droit organisant le fonctionnement et la gestion des sociétés, il apparaît que les dirigeants doivent agir dans le respect de l’intérêt social. Comme l’a montré en effet un auteur, « les dirigeants ont bien évidemment l’obligation de ne pas tromper les associés (…) ; de ne pas user des biens ou du crédit de la société contrairement à l’intérêt de cette dernière, dans leur intérêt personnel » . En quelque sorte, le comportement des dirigeants qui porte atteinte à l’intérêt social peut être une source de dommages pour la société, les associés ou les tiers. Ce faisant, la question de leur responsabilité se trouve posée. Le législateur OHADA des sociétés commerciales et du Groupement d’Intérêt Economique sanctionne de tels comportements au double plan civil et pénal.

Dans la société en nom collectif par exemple, l’article 277 de l’Acte Uniforme relatif au droit des sociétés commerciales de l’OHADA dispose qu’en l’absence de clause statutaire, le gérant possède un pouvoir de décision qui lui permet d’accomplir seul tous les actes de gestion dans l’intérêt de la société . En matière de responsabilité des dirigeants dans une S.A.R.L, l’Acte Uniforme OHADA l’intègre dans ses articles 330 à 332 . Dans le même ordre d’idées, l’article 891 de l’Acte Uniforme OHADA, sanctionne, en effet, les dirigeants de sociétés anonymes qui usent de leurs pouvoirs en contrariété avec les intérêts de la société, à des fins personnelles . Les règles de responsabilité, en sanctionnant ainsi le non-respect par les dirigeants de l’intérêt social, limitent le rôle que l’éthique pourrait jouer dans les sociétés. De ce fait, «l’intérêt supérieur d’une entreprise peut être si fondamental qu’il nécessite parfois le recours à des méthodes contraires à l’éthique » sans toutefois constituer des violations de la loi. En ce sens, l’éthique est différente de la loi et son impact demeure limité.

24. L’objet social détermine les activités potentielles que la société se propose d’exercer au cours de sa vie sociale. Les dirigeants pourraient engager leurs responsabilités s’ils venaient à privilégier l’éthique sur la réalisation de l’objet social. Dans la mesure où l’objet social est licite, comme l’exige la loi, les dirigeants auront des difficultés à justifier vis-à-vis des associés des décisions qui ne s’inscriraient pas dans la réalisation de cet objet social. Dans le cas de la société anonyme, les administrateurs peuvent à tout moment être révoqués par l’assemblée générale des actionnaires . Ils ne se trouvent pas, tout au moins théoriquement, dans une position suffisamment stable juridiquement pour généraliser une « gestion éthique ». Il apparaît, en effet, difficile aux administrateurs de prendre des décisions inspirées par une « éthique de l’entreprise » alors qu’elles ne seraient pas imposées par le droit et entraîneraient de ce fait de moindres profits. L’éthique a ainsi sa place dans la gestion de la société. Cela ne sera véritablement possible qu’à la condition qu’elle ne soit pas en contrariété avec l’intérêt social et surtout qu’elle puisse s’insérer dans l’espace laissé par la loi.

La solution est loin d’être généralisée. En vertu du principe de la plénitude des pouvoirs des dirigeants sociaux, fondé sur le principe de la représentation institutionnelle, les dirigeants ont la latitude d’accomplir des actes de gestion n’entrant pas dans l’objet social . La porte pourrait dès lors être ouverte aux décisions inspirées par une « éthique de l’entreprise » malgré les restrictions légales. La sécurité des transactions et l’intérêt des tiers ont paru devoir l’emporter, dans ces circonstances. Toutefois, la société peut échapper à ses engagements si elle prouve que le tiers destinataire de la charte éthique savait que la mesure prise dépassait l’objet social ou s’il ne pouvait l’ignorer compte tenu des circonstances. En aucun cas, la seule publication des statuts ne suffit à constituer la preuve de cette connaissance.

25. Au total, la valeur juridique limitée de l’éthique, au sens où on l’a entendu au niveau de cette réflexion, est somme toute compréhensible. L’éthique définie comme un ensemble de principes distincts du droit positif et qui s’imposerait à l’entreprise indépendamment du droit ne se vérifie pas vraiment dans la mesure où son effectivité réelle passe par sa juridicisation. La notion s’intègre ainsi dans le moule du droit positif. Elle intervient pour réaffirmer des principes sous-jacents au droit, servir à l’interprétation de notions légales ou encore pour combler un espace non réglementé par la règle de droit mais dans le respect du cadre fixé par celle-ci. L’analyse démontre qu’au-delà des déclarations de réprobation ou d’une simple responsabilité morale, l’entreprise ne peut se voir sanctionnée sur le terrain éthique si le droit ne vient pas lui en imposer le respect. Ceci ne signifie pas que l’éthique de l’entreprise n’existe pas. Elle doit avant tout être appréhendée comme un outil de gestion de l’entreprise, c’est-à-dire un élément de sa gestion . Il y a ainsi possibilité d’envisager les voies de l’effectivité des codes éthique.

II- Les voies de l’effectivité des codes éthiques

26. Comme l’ensemble de la démarche de « Responsabilité sociale des entreprises », les codes de conduite ou chartes éthique reposent sur le double postulat du volontariat pour ce qui est de l’adhésion et de l’absence de contraintes pour ce qui est de la mise en œuvre. Pour autant, des critiques naissent à propos de ce discours selon lequel on pourrait souscrire des engagements qui n’engagent pas, adhérer à un système de responsabilité qui ne soit pas juridiquement sanctionné .
A s’en tenir aux pertinentes réflexions du professeur J.-L. BERGER, la règle juridique « peut s’approprier des règles qui lui sont à l’origine étrangères et intégrer dans le système juridique des valeurs sociales ou éthiques sous forme de normes qualitatives et de concepts flexibles, soumis à l’appréciation de ses destinataires, sous le contrôle de l’interprète et du juge » . Perçus dans cette optique, les codes éthiques cessent d’être envisagés comme certaines compilations de promesses ne liant que ceux qui y croient . Inéluctablement, les engagements souscrits dans ce cadre pourront être pris en compte pour apprécier la responsabilité civile des entreprises qui s’y soumettent.

27. Mais, comment y parvenir afin qu’ils puissent répondre plus efficacement aux objectifs à priori poursuivis et dont dépendent à la fois leur pertinence et crédibilité? Il existe dans notre droit positif des instruments permettant de conférer aux codes de conduite privés une valeur juridique propre à leur donner une certaine effectivité . Leur multiplicité permet d’affirmer que la démarche des codes éthiques est non seulement une orientation avantageuse, mais aussi une source de responsabilité. La complémentarité de l’ordre juridique étatique et de l’ordre professionnel est sans doute judicieuse pour parvenir à cette finalité. Celle-ci s’exprime à travers une double démarche : le recours aux ressources de la sphère professionnelle, d’une part (A), et l’intégration des règles éthiques dans le système juridique d’Etat, d’autre part (B).

A – L’action utile des ressources de la sphère professionnelle

28. La normalisation professionnelle est sans doute moins efficace au sein des espaces nationaux. Malgré tout, il existe à ce niveau de puissants facteurs permettant d’assurer une efficacité aux codes d’éthique. A l’analyse, ceux-ci s’expriment essentiellement dans une double manière : par la modification des standards d’appréciation d’un comportement donné de l’entreprise, d’une part (1) et dans le cadre de la consécration d’usages, d’autre part (2).

1 – La modification d’un standard de comportement de l’entreprise

29. Une certaine normalisation est sans doute inséparable des activités professionnelles et économiques. Toute profession sécrète ses standards et ceux-ci sont suivis dans l’ensemble. Normes souples fondées sur un critère intentionnellement indéterminé , les standards constituent des outils d’analyse du comportement des parties à un contrat ou des auteurs d’une faute. Les codes d’éthique peuvent ainsi bénéficier de ce processus.

A partir du moment où une entreprise accepte d’adhérer à une démarche de codes éthiques, accepte de se soumettre à des contraintes plus strictes que celles qui résultent de la loi ou des règlements, et définit ces normes auxquelles elle se réfère, elle manifeste, semble-t-il, sa volonté de se placer sur un terrain différent du droit commun. Par sa propre action tendant à élever le niveau d’exigence qu’elle revendique, il est possible de constater avec le professeur François Guy TREBULLE, et non sans quelques raisons, l’effet bénéfique que celle-ci engendre en termes d’accroissement des « conditions d’analyse de la normalité de son comportement » . Ce faisant, on en déduit que les juges sont en droit de « se servir des déclarations volontaires du type de celles comprises dans des codes de conduite comme éléments d’interprétation ou de constructions des solutions juridiques ».

30. Dans le cadre contractuel ou délictuel, il n’est pas nécessairement besoin de viser directement lesdits engagements pour observer que l’appréciation de la bonne foi impose de tenir compte des déclarations faites par celui dont il s’agit d’apprécier le comportement. De la même façon, celui qui revendique haut et fort le fait de se soumettre à des règles particulières en matière sociale et environnementale ne se place plus sous la seule comparaison du bon professionnel normalement diligent mais se situe volontairement à un degré d’exigence renforcé dont il faut tenir compte : la violation des obligations souscrites dans ce cadre devra donc nécessairement être sanctionnée alors même que le droit commun conduirait à l’excuser.

S’en tenant à cette perception des codes éthique invoqués à titre de standard, il apparaît que la faute de l’entreprise manquant à ses engagements pourra être sanctionnée. Il n’est en effet pas nécessaire qu’une disposition légale soit violée pour caractériser une faute. La sanction, par la jurisprudence, de la violation de règles purement privées ou d’engagements contractuels spécifiques va clairement dans ce sens. Pour la doctrine, le fondement de cette solution doit être recherché, semble-t-il, dans « l’inobservation d’un principe général du droit, d’une coutume impérative ou même d’un simple usage, d’une réglementation d’origine purement privée, ou encore des directives imposées par un syndicat, une association ou un ordre professionnel à leurs membres, notamment sur le plan déontologique » . Les engagements souscrits dans le cadre de l’adhésion à un code éthique peuvent parfaitement prendre place dans cette énumération.

31. Le fait que la faute puisse résulter de la violation des règles volontairement acceptées dans le cadre des codes éthique permettra de sanctionner toute discordance entre le discours et la réalité. En ce sens, l’adhésion à une telle démarche peut être regardée comme aggravant systématiquement l’obligation de l’entreprise.

Un manquement à des règles déontologiques ou aux prescriptions contenues dans un code éthique ne doit pas nécessairement être regardé comme fautif . C’est l’entreprise elle-même qui s’engage à changer le modèle de référence auquel son comportement devrait être comparé pour apprécier l’existence de la faute . Et pour que sa responsabilité soit véritablement engagée, la faute invoquée doit avoir causé un dommage aux éventuels tiers concernés .

32. La profession dispose elle-même de ses propres moyens de persuasion, de pression et de sanctions, au sens étroit. L’objectif recherché est d’empêcher la survenance des infractions à la discipline professionnelle. En ce sens, les codes d’éthique peuvent s’accompagner d’une publicité plus efficace que la publication de la loi. Les consommateurs, les partenaires professionnels, des tiers intéressés, peuvent connaître les normes qui sont jugées bonnes par la profession et être portés à refuser tout contrat ou tout rapport avec ceux qui ne les respectent pas. On ne saurait sous-estimer les boycotts des milieux professionnels. Enfin, des sanctions disciplinaires peuvent être prévues par les organisations auxquelles appartiennent les contrevenants . Ces sanctions peuvent être extrêmement rigoureuses .

On ne saurait trop insister sur les avantages que présente la « normalisation » pour le monde des affaires, dans toutes les hypothèses. Si le milieu est dominé par des tendances corporatistes ou « solidaristes », les codes d’éthique sont évidemment bien venus. S’il s’agit au contraire d’un climat concurrentiel, le code d’éthique assurera les conditions d’une certaine concurrence, car celle-ci n’est jamais spontanée et sans règle.

Lorsque l’adoption d’un standard est insuffisante à favoriser la prise en compte juridique des codes éthique, on s’oriente avantageusement vers un usage particulier des codes éthiques.

2– L’usage particulier des codes éthiques

33. Deux situations sont susceptibles d’attirer l’attention ici.
Tout d’abord, rien ne montre mieux la force des codes éthiques que leur qualification sous formes d’usages. Qu’il s’agisse des usages professionnels ou des usages conventionnels, ceux-ci ont un caractère éthique avéré en raison de leur objet. Malgré ce trait distinctif susceptible de les priver en bonne logique de portée juridique en tant que telle, ils ne cessent d’acquérir une force obligatoire.

L’analyse sied raisonnablement, semble-t-il, à propos des codes éthiques envisagés par la doctrine comme des usages d’entreprise . L’entreprise qui adopte pareille démarche, accepte nécessairement de placer l’ensemble de son activité, de manière implicite ou explicite, sous l’empire des règles ainsi dégagées. Le caractère facultatif de ces usages n’a aucune influence sur la portée de la sanction Le domaine des relations de travail entre employeurs et employés offre d’intéressantes illustrations. A cet effet notamment, les engagements pris par ceux-là à l’égard de ceux-ci dans un code éthique sont à l’évidence de nature à les engager vis-à-vis de leurs salariés.

Le caractère facultatif des usages a certainement une influence sur la sanction juridique de ces normes éthiques. Parce qu’en la matière, il faut le vouloir pour y être soumis, il n’est pas exclu que les entreprises refusent a priori la sanction juridique à prononcer. Au vrai, la portée d’une telle prérogative est sans enjeux majeurs. Comme l’a pertinemment relevé le professeur François Guy TREBULLE à ce propos, ce qui est déterminant, c’est la conscience du caractère obligatoire des normes éthiques assimilées aux usages d’entreprises . Mieux, dès lors que les entreprises adhèrent à la démarche de formulation des codes éthiques, elles s’engagent à conformer leur attitude à un certain nombre de règles immédiatement opposables dans l’exercice de leurs activités quotidiennes.

34. Ensuite, parce que le consensus est loin d’être fait autour de la force des usages résultant de leur assimilation aux codes éthiques, il est possible que la controverse soit définitivement tranchée si on décidait d’abandonner cet objet de comparaison reposant essentiellement sur le volontariat au profit d’un autre jugé obligatoire et impératif. Dans cette veine, la coutume peut être utilement invoquée, en certaines circonstances, comme référent juridique des codes éthiques . L’affirmation tire sa justification, semble-t-il, des analyses développées par un éminent auteur qui, à propos des accords de Grenelle, a démontré le processus d’accélération de l’histoire dans la formation de la coutume . D’après ce dernier en effet, partant du postulat selon lequel la « pression sociologique » interagit énormément en termes de création de règles de droit objectif, il appert que la répétition d’une pratique dans le temps n’est plus nécessairement indispensable à la formation d’une coutume. De là, il en déduit que « ce qui est déterminant c’est la généralisation d’un comportement dans une catégorie donnée de personnes, et l’opinio necessitatis, le sentiment du caractère obligatoire de la règle ».

35. L’expression d’un tel phénomène est-elle vraiment suffisante pour conclure à l’existence d’une coutume en matière de codes éthique ? La réponse doit être nuancée. En effet, seules certaines entreprises recourent effectivement à de telles pratiques et rappellent assez qu’elles n’entendent pas être tenues juridiquement. Cependant, le parallèle relevé avec les accords de Grenelle est susceptible de prétendre à une certaine généralisation de la qualification des codes éthiques en coutume. La magistrale étude de Boris STARCK ne faisait-elle pas déjà valoir que ces accords n’avaient qu’une nature politique et non juridique mais que « leur application pratiquement unanime dans un laps de temps très bref en a transformé la nature : de politique elle est devenue juridique » ! Surtout, il est acquis que les codes éthiques comportent un aspect « social » essentiel, source de facilitation du rapprochement avec la coutume . Il en sera ainsi des codes éthiques adoptés par un groupement inter-patronal et imposés à ses membres. Dès lors, on pourra retenir qu’au-delà de l’usage conventionnel de ces documents, c’est bien une coutume qui en résulte .

On le voit, l’action des entreprises dans la prise en compte juridique des codes éthiques peut s’opérer soit à travers la modification des standards d’appréciation d’un comportement donné ou dans le cadre de la consécration d’usages, quoiqu’en disent ceux qui veulent les maintenir en dehors du champ d’intervention du droit. Cette démarche est loin d’être complète. Pour l’être effectivement, on peut envisager la pénétration des codes éthique dans le système juridique de l’Etat.

B – L’indispensable « pénétration » des codes éthiques dans le système juridique de l’Etat

36. Au-delà de l’éclectisme qui caractérise les instruments d’édiction du « droit mou », on observe que celui-ci a été, pendant longtemps, ignoré par le système juridique de l’Etat dans les rapports de « relevance juridique » entretenus par ce dernier avec les ordres juridiques a-étatiques . Actuellement, il n’y a plus d’obstacle à la « pénétration » des dispositions des codes de conduite et plus précisément des codes d’éthique dans notre système juridique. On les considère toutefois comme des autorités de fait.

Une interrogation surgit ainsi quant aux différentes techniques susceptibles d’être utilisées par le juge étatique pour accueillir et sanctionner leur violation par les opérateurs privés. La question est d’autant utile que cette réception ne peut se faire que si, dépassant l’affirmation de l’autonomie des ordres juridiques étatiques et privés (1), le juge accepte d’être considéré également comme le gardien des ordres a-étatiques. Ce n’est qu’au terme de l’admission d’une telle « relevance juridique » que le juge étatique s’efforcera de recevoir lesdites normes et d’en sanctionner, par voie de conséquence, la violation (2).

1 – L’affirmation de l’indépendance de l’ordre juridique étatique et des ordres juridiques privés : la négation des rapports de relevance juridique.

37. Les codes de conduite des entreprises constituent indiscutablement une pratique en expansion. La légitimité de ces normes privées au regard de la réglementation publique, nationale ou internationale, est particulièrement discutée .

C’est à l’occasion des sanctions disciplinaires que le problème de l’indépendance des ordres juridiques étatiques et privés que sont les codes d’éthique, pourra se poser avec acuité. Toute sanction infligée par un groupement privé mérite-t-elle de faire l’objet d’un recours devant les tribunaux étatiques? Cette question, masquée, à priori, par un problème de procédure – recevabilité du recours contentieux contre des mesures d’ordre intérieur -, est bien celle de la relevance juridique . On la retrouve à propos des ordres juridiques privés en général, investis d’une mission de service public, et dotés de prérogatives de puissance publique. Celles-ci leur permettent d’édicter des actes administratifs, individuels ou réglementaires, susceptibles d’être déférés à la censure du juge administratif par le biais du recours pour excès de pouvoir. En France par exemple et en l’absence d’identification des références jurisprudentielles camerounaises relatives à cette préoccupation, le Conseil d’Etat a ainsi jugé qu’une partie de ces actes, bien que se rattachant à l’exercice d’une mission de service public par une association, échappe à la relation de relevance juridique. Ils ne produisent effet que dans la seule sphère interne à cette personne morale de droit privé .

38. Cette solution n’est pas propre à la juridiction administrative française. Ce sont les mêmes considérations théoriques qui ont conduit la Cour de cassation de ce pays, dans le cadre d’une jurisprudence constante , à juger que « les règles déontologiques, dont l’objet est de fixer les devoirs des membres de la profession, ne sont assorties que de sanctions disciplinaires et n’entraînent pas à elles seules la nullité des contrats conclus en infraction à leur disposition » .

C’est pour des motifs identiques que la Cour d’appel de Paris s’est refusée à annuler une convention, à laquelle un architecte était partie, et qui n’avait pas été constatée par écrit, alors que l’article 11 du code des devoirs professionnels des architectes français l’exigeait sous peine de nullité . A travers la consécration de l’autonomie du droit disciplinaire à l’égard du droit civil, le juge entend, bel et bien, cantonner la sphère de l’ordre juridique a-étatique à son champ de régulation. Cela mérite d’autant plus d’être souligné que la règle violée est contenue formellement dans un acte édicté par l’ordre juridique étatique. Tel est le cas du code des devoirs professionnels des architectes français, édicté sous forme d’un décret, pris après avis du Conseil d’Etat.

39. L’affirmation par le juge étatique de l’indépendance de l’ordre juridique, dont il est seul gardien, et des ordres juridiques privés, peut prendre des formes variées.

Elle peut résulter, comme mentionné, de la volonté de cantonner la production normative de l’ordre a-étatique à sa seule sphère interne. Il en est ainsi en France toujours lorsque le juge étatique condamne sur le fondement de l’article 1382 du Code civil les membres d’un ordre professionnel à l’origine de poursuites disciplinaires déclenchées contre certains de leurs confrères. Dès lors que les auteurs de la plainte ont agi avec « une légèreté blâmable et une imprudence manifeste », d’où il en est résulté un préjudice, la particularité de la procédure ne saurait constituer une cause exonératoire . Rien n’exclut d’ailleurs qu’une recommandation émanant de l’ordre privé soit directement en conflit avec le droit étatique .

Le conflit peut aussi concerner un droit supra étatique . C’est également le principe d’indépendance des ordres juridiques étatiques et privés qui conduit le juge à affirmer le principe de l’effet relatif de la production normative de l’ordre privé, qu’elle que fût par ailleurs son degré de juridicité. Le professeur RIPERT avait déjà pressenti la difficulté il y a de cela un demi-siècle . Or, ce problème a donné lieu à un arrêt de la chambre commerciale de la Cour de cassation française le 29 juin 1993 . Mais parce qu’il traduit une vision contractualiste de l’ordre juridique privé, cet arrêt est critiquable. Il l’est d’autant plus que le demandeur invoquait la violation de l’article 1382 du code civil, supputant que le code traduisait un standard de comportement. Or, en d’autres temps, d’autres juridictions ont accepté de sanctionner la violation de tels codes sur le terrain de l’article 1382, en y voyant des standards de comportement, et quelquefois des usages-règles. Ce sont, en réalité, les « standards » qui peuvent permettre la juridicisation de dispositions des codes d’éthique.

40. Dans quelles conditions et à quel titre les codes d’éthique peuvent-ils « nourrir » les standards juridiques? Les juges peuvent utiliser des dispositions émanant de codes d’éthique comme « éléments d’interprétation » ou de « construction » de solutions juridiques sans même faire référence à leur source d’inspiration. Qui pourra par exemple, pour le passé, mesurer l’influence des pratiques professionnelles et du « discours » des professions sur elles-mêmes dans la détermination des responsabilités contractuelles ou délictuelles des professionnels? On ne peut pas mesurer davantage véritablement l’influence éventuelle des codes d’éthique .

Ces différentes solutions n’ont pu être forgées qu’au prix de tempéraments apportés au principe de l’indépendance de l’ordre juridique étatique et des ordres juridiques privés.

2 – Les tempéraments apportés à l’indépendance de l’ordre juridique étatique et des ordres juridiques privés : l’admission des rapports de relevance juridique

41. Nombre de codes d’éthique apparaissent sur le plan formel comme des documents à caractère exclusivement incitatif , et ce, en raison de leur contenu recommandatoire et/ou de la soumission à leur caractère obligatoire. De manière progressive, ils acquièrent un caractère obligatoire.

Il en est ainsi lorsque de telles normes assument la fonction de standards permettant au juge étatique d’apprécier le comportement des opérateurs privés. Beaucoup de ces normes définissent abstraitement et plus ou moins précisément le comportement d’un agent normalement prudent et avisé. Il s’agit de standards au même titre que la « bonne foi » ou les « soins d’un bon père de famille » qui sont des concepts familiers aux juristes. Ils postulent, sur le plan des ordres juridiques privés, le respect de normes de prudence et de diligence plus rigoureux, fondé sur une présomption de compétence de la communauté qui compose cet ordre juridique.

Or, comme l’admet le professeur Philippe JESTAZ, « le standard emprunte à la règle de droit son effectivité » . Sa différence avec la règle de droit classique repose sur d’autres critères . Cela signifie que le standard conserve entièrement son caractère juridique .

42. Ce constat s’impose, tant pour les codes déontologiques dotés d’une juridicité grâce, notamment, aux modalités de leur publication, que pour ceux qui ne revêtent qu’un caractère incitatif. C’est ainsi que le code de pratiques loyales en matière de publicité, rédigé sous les auspices de la Chambre de Commerce International de Paris avec l’aide d’organismes professionnels nationaux intéressés, constitue un élément de référence à la prise de mesures disciplinaires de la part d’organismes nationaux chargés d’un tel pouvoir .

Or, ce code constitue également un instrument de référence pour les juges saisis de litige en matière de publicité. A titre d’exemple, les textes nationaux qui répriment les pratiques déloyales en matière de publicité apparaissent comme trop généraux pour pouvoir être mis en œuvre efficacement . Les tribunaux ont donc été amenés à se référer à ces réglementations corporatives définissant le comportement de l’homme diligent et avisé dans la publicité pour apprécier librement l’illicéité de certains agissements .

C’est la raison pour laquelle on peut se demander si le droit mou n’est pas à « la croisée de la fiction juridique et de la réalité normative » . La nature juridique du droit mou ne saurait être perçue de façon statique. Comme l’observe Monsieur BETTATI à propos des codes de conduite en général, la réflexion étant extensible à l’ensemble du droit mou, ce type d’instruments de régulation sociale est soumis à des tensions permanentes et son contenu est sujet à une évolution constante .

43. Le droit mou n’est donc pas condamné à une ineffectivité en raison de son caractère non contraignant. Sa juridicité doit être dissociée de son effectivité. L’ordre juridique étatique participe à l’effectivité d’une norme de conduite édictée ou élaborée par un ordre juridique privé. De là, on y voit, notamment, un standard professionnel dont la violation est constitutive d’une faute . Le juge étatique en contribuant à son effectivité par le biais d’une relevance juridique, a conscience de cette soumission des opérateurs économiques privés à des règles qui échappent à l’emprise des ordres juridiques étatiques.

Il s’en suit que le droit mou émanant des ordres juridiques a-étatiques, constitue une manifestation du pluralisme juridique. Aussi est-ce tout logiquement que le juge étatique n’hésite pas à se référer à des codes d’éthique édictés par des personnes privées pour apprécier le comportement d’opérateurs privés ayant une activité nationale ou transfrontière.

44. Que conclure à l’issue de cette étude consacrée à l’analyse de l’effectivité des codes d’éthique et traduisant la reconnaissance spontanée de nouveaux devoirs plus étendus par les entreprises ? On s’étonne de la non-obligatoriété des codes éthiques. Mais ne devrait-on pas s’étonner davantage de la non-obligatoriété du droit d’Etat dans un système libéral, spécialement dans le droit des affaires et le droit économique! A titre d’exemple, l’engagement d’honneur peut être un moyen d’écarter le système juridique . Le droit économique fourmille de gentlemen’s agreements, de protocoles d’accords qui violent le système légal et n’en sont pas moins respectés par le milieu professionnel dans l’immense majorité des cas. Il est remarquable qu’il en soit particulièrement ainsi dans le droit de la concurrence et le droit des sociétés qui constituent aussi le domaine d’élection des codes d’éthique. Faut-il rappeler que le droit « le plus obligatoire », le droit pénal, perd beaucoup de sa force et de son prestige dans le monde des affaires et au contact de l’économie. La transaction est illustrative à cet égard.

La valeur juridique limitée de l’éthique, au sens où on l’a entendu dans cette réflexion, est ainsi somme toute compréhensible. On devrait se poser la question de savoir quelle légitimité permettrait à des acteurs sociaux, un ensemble d’entreprises par exemple, de définir des principes qu’elles transcriraient ensuite en des règles qui s’imposeraient à toutes les entreprises, c’est-à-dire à des personnes qui n’ont pas participé à leur élaboration ou y ont adhéré volontairement? Dans une conception classique de la démocratie, ce sont normalement les élus de la nation qui ont la légitimité pour créer des règles s’imposant aux acteurs sociaux et dont la méconnaissance sera sanctionnée.

45. Qu’on veuille y voir uniquement « une affaire de moment et de contexte » , ou la preuve de ce que le droit subit « progressivement l’attraction et le joug des faits économiques qui le dominent et dont il est devenu tributaire » , un tel phénomène ne peut que susciter de l’intérêt pour le juriste à qui l’on a enseigné que la sanction fait partie du rouage de la règle de droit. Aussi est-ce tout naturellement qu’il est tenté de la rechercher partout, y compris dans le droit « mou ». Et si le critère de la sanction « comme caractéristique de la règle de droit est un faux critère » , et ce, en dépit des tentatives doctrinales pour le renouveler , c’est sans doute que l’effectivité des règles de conduite sociale, qu’elles « règlent ou régulent » , ne réside pas nécessairement dans la juridicité originelle de celles-ci, mais bien plutôt dans l’adhésion dont elles sont l’objet par le corps social destinataire.

On retiendra toutefois que cette démarche est caractéristique d’un changement de perspective dans la détermination des sources créatrices du droit. En s’émancipant à la fois des autorités publiques nationales et de la logique capitaliste de ses maîtres, l’entreprise qui devient un acteur à part entière de la vie de la cité, assume une fonction importante dans la définition du droit.

46. L’évolution révèle une fonction majeure du droit qui est d’assurer la sécurité juridique, c’est-à-dire la prévisibilité, la certitude et la stabilité des situations juridiques, qualités qui permettent d’établir la confiance des acteurs de la vie sociale et, notamment de l’activité économique. Cela dit, le constat permet de déclarer qu’à l’heure actuelle, il existe à côté du droit exigeant classique dit « dur » un autre droit qualifié de « mou » ou « souple », éventuellement dépourvu de sanction, et qui serait constitué par tout un ensemble d’avis, recommandations, directives et autres déclarations dont on constate de plus en plus la multiplication. On en déduit avec les professeurs Jean-Luc AUBERT et Eric SAVAUX que « l’organisation de la vie en société n’exige pas toujours des règles obligatoires ; des incitations, des modèles, des guides, suffisent souvent, notamment lorsque la sécurité des relations sociales – la sécurité juridique – n’impose pas une plus grande fermeté… réserve étant faite, toutefois, de la question de savoir si l’on peut encore parler de ‘’règles’’ dans ce cas ».

Quoi qu’il en soit, le contenu des règles issu des codes d’éthique que s’imposent les entreprises n’ont pas la même portée juridique que celui issu du droit « dur ». On doit tout simplement relever que le droit peut avoir un contenu plus large. En ce sens, le rôle des codes éthiques intégrés dans une certaine forme de régulation est peut-être de permettre une évolution de la réglementation.